Bernard De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant
Qu’auriez-vous envie de dire, de souhaiter au Fonds Houtman, un partenaire qui fête aujourd’hui ses trente ans ?
D’abord que c’est assez exceptionnel d’avoir un partenaire qui travaille sur les questions de petite enfance. Ce n’est pas le secteur le plus valorisé et je pense que le Fonds Houtman a compris l’intérêt fondamental de travailler de manière précoce. Si on travaillait mieux avec les enfants en bas âge, beaucoup de politiques de remédiation deviendraient inutiles. Le Fonds est aussi très vigilant sur les questions de précarité. La précarité, ce n’est pas seulement la question de la pauvreté, toutes les précarités l’intéressent : les grossesses précoces, les mineurs étrangers non accompagnés… Il le fait en soutenant financièrement, mais aussi en amenant un éclairage sur des projets qui méritent d’être connus. Ce qui est chouette, c’est qu’il allie souvent le soutien de projets particuliers et celui de projets plus larges. Il essaye aussi de passer de la pratique de terrain à une globalisation des acquis pour faire en sorte que l’expérience des uns profite aux autres. Il fait souvent office de relais entre une série d’acteurs et d’universitaires notamment, qui ont un peu plus de recul par rapport au travail de terrain.
Le Fonds Houtman serait une sorte de sentinelle dans ce secteur ?
Oui, je le pense. Et ce qui est aussi assez exceptionnel, c’est qu’il accompagne véritablement les projets qu’il soutient. C’est assez rare, les fondations donnent en général de l’argent et puis débrouillez-vous ! Ici, l’idée est de mettre en lien les différents projets soutenus. C’est malin parce qu’une logique collective se met en place, c’est très participatif et c’est très original. À ma connaissance, ça n’existe pas ailleurs.
Parce que dans ce secteur chacun travaille souvent de son côté ?
Chacun cherche son petit subside, car la lutte est intense pour obtenir un peu d’argent. Et une fois qu’on l’a, on a plutôt tendance à développer son projet de manière isolée. Le Fonds Houtman rappelle toujours les promoteurs à cette exigence de partage avec les autres partenaires. Il attend aussi un contenu à la fin des appels à projets, une conclusion sommative. Que les projets soient pérennisés ou pas, il doit en rester quelque chose.
L’outil privilégié par le Fonds Houtman est la recherche-action. Les enfants sont aussi les partenaires de nombreux projets soutenus…
La question de la participation est très importante pour le Fonds et terriblement importante pour moi également : elle est inscrite dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant et c’est l’un des droits qui est le moins bien appliqué, parce que souvent méconnu.
On ne croit pas que les enfants nous sont utiles, or quand on organise bien la participation avec eux, ce qu’ils amènent est d’une richesse incroyable, notamment parce qu’ils n’ont pas de censure, d’autocensure, ils disent ce qu’ils pensent… Ils ont parfois une vision très originale sur ce qui les concerne directement, mais aussi sur la société en général.
Demandez-leur ce qu’ils pensent de la façon dont on a laissé mourir les aînés dans les maisons de repos pendant cette crise sanitaire. Demandez-leur ce qu’il faut faire et ils vont vous trouver quelque chose d’intelligent. Je suis toujours très surpris de voir que, quand ils sont dans de bonnes conditions, les enfants sont capables d’être de véritables moteurs de changement.
Comment aller au-delà, encore, et ne pas seulement leur demander leur avis ?
En faisant en sorte que la participation soit inscrite régulièrement un peu partout et qu’il ne soit plus possible de se passer de leur avis. La manière que nous avons aujourd’hui de recueillir la parole des enfants et des jeunes est encore trop réservée à un certain public. Les conseils communaux de jeunes, par exemple, fonctionnent encore trop souvent sur base d’une démocratie représentative alors que ce que nous appelons de tous nos vœux, c’est une démocratie participative. Comment faire pour ne pas inciter les jeunes à refaire les mêmes conneries que nous faisons depuis des années ? Il y a lieu d’encourager ces transformations.
Construisons avec eux ! C’est un challenge terrible. Il faut d’abord bien faire comprendre que la participation n’est pas une licence qu’on leur accorde : c’est un droit, donc ils peuvent le revendiquer.
Julianne Laffineur, politologue, permanente de la Coordination des ONG pour les droits de l’enfant (CODE)
La crise sanitaire actuelle a-t-elle une incidence sur le respect des droits de l’enfant ?
Énormément d’aspects en lien avec les droits de l’enfant sont touchés et la crise a aggravé les inégalités existantes. Dans la période de confinement, les jeunes ont dû vivre dans le milieu familial ce qu’ils vivent habituellement ailleurs : leur vie scolaire, parfois leur vie extrascolaire avec des activités maintenues à distance, leur vie sociale… Certains se sont retrouvés dans des situations compliquées, tendues, voire violentes. La sphère familiale a beaucoup de sens à rester privée, mais les droits de l’enfant peuvent y être impactés. De manière générale on constate depuis plusieurs années des situations de plus en plus difficiles, particulièrement pour les enfants en situation de pauvreté qui cumulent différents problèmes. On parle aussi souvent d’enfants vulnérables ou vulnérabilisés, car ce n’est pas parce qu’on n’a pas de difficulté ou qu’on n’est pas en situation de pauvreté que les droits de l’enfant sont pour autant respectés. Je pense en particulier au droit à la participation. C’est un domaine très disparate et qui n’est pas toujours très clair pour le grand public.
Les lieux classiques de participation des jeunes sont l’école, les loisirs. Le moment est-il venu d’investir d’autres espaces ?
Oui, et de trouver d’autres moyens pour aller les chercher où ils sont. C’est très facile à dire et très compliqué à faire, cela demande des ressources, cela demande qu’on se mobilise, que l’on réfléchisse à ce que l’on entend exactement par participation. Le droit à la participation, c’est pouvoir donner notre avis sur des questions qui nous concernent. On constate qu’il n’a pas toujours été possible et en tout cas pas de manière globale et structurée d’avoir le retour des enfants et des jeunes. Il y a également de nombreuses situations spécifiques : les MENA, les enfants placés en institution, les enfants de personnes détenues qui ont été multiplement touchés par la crise : ils n’avaient plus de contact avec leur tuteur, ils ne pouvaient plus faire des allers-retours vers leur famille… Pendant le confinement, on s’est un peu tous emballés sur le fait que l’on pouvait se contacter en ligne, faire des vidéoconférences, etc. Mais tout le monde n’y a pas accès. Vers qui les enfants peuvent-ils se tourner ? Ils ne peuvent plus s’adresser à d’autres adultes que ceux qui les entourent de manière proche… Cette crise majeure les touche directement, ne fut-ce que par la fermeture des écoles, et on n’a pas développé une communication tournée vers eux, on ne leur a pas toujours demandé ce qu’ils pensaient de la situation et comment ils la vivaient. Je ne dis pas que les jeunes doivent faire la révolution, mais au moins avoir voix au chapitre.
Les choses bougent-elles néanmoins ?
Toutes les questions de société concernent les jeunes au même titre que les autres. Mais c’est compliqué, et on nous le signale souvent. Les jeunes ne veulent pas toujours donner leur avis… Nous sommes attachés à l’idée que le droit à la participation est aussi le droit de ne pas participer, et donc pour certains de ne pas vouloir s’exprimer. Activer le droit à la participation, c’est ouvrir la porte, aménager l’espace de parole et d’expression pour les jeunes et les enfants, qu’ils souhaitent s’en saisir ou non.
Il y aurait une forme d’apprentissage ?
Tout à fait. Ça se prépare, ça se soutient, ça s’accompagne. Et surtout, le corolaire au droit à la participation est le droit à l’information : savoir de quoi on parle. C’est notre mission de sensibiliser aux droits de l’enfant et aussi à l’éducation aux droits de l’enfant pour les enfants, pour les jeunes et pour les adultes. Cela participe à une indispensable reconnaissance des jeunes si on veut vraiment fonctionner en société. Nous devons sortir de cette vision paternaliste qui considère l’enfant et le jeune comme un citoyen de seconde zone parce qu’il n’a pas encore le droit de vote. On peut discuter, partager des opinions et s’inspirer de l’avis des moins de 18 ans. L’abaissement du droit de vote à 16 ans revient régulièrement sur le tapis. On oscille entre deux logiques : « il faut laisser les enfants être des enfants » ou « les enfants ont un avis et ce serait intéressant qu’ils puissent le donner ». Donner la parole, mais jusqu’à quel point ? Qu’est-ce qu’on en fait ? En tient-on compte comme de la parole d’un adulte ? J’entends cette prudence, mais nous, nous sommes convaincus que la parole des enfants est pertinente.
Le bémol, c’est en effet ce que l’on en fait…
Oui, mais c’est le propre de l’exercice démocratique. L’adulte aussi a la liberté de dire « ce qu’il veut », et est-ce qu’on tient toujours compte de ce qu’il dit ? Quand les jeunes ont marché pour le climat, la question s’est posée de les prendre au sérieux ou pas. Qu’est-ce que ça change qu’ils aient 15 ans ou 25 ans ? Ils se sont saisis d’une question – qui en plus concerne tout le monde ! – et ils l’ont défendue.
La participation des enfants, c’est une préparation des adultes qu’ils seront demain ?
On réfute cette expression d’adultes en devenir, comme si tant qu’ils ne le sont pas encore ils demeuraient un produit non fini. Les enfants sont les enfants d’aujourd’hui et ils ont leur mot à dire en tant qu’enfant aujourd’hui. Il y a quelque chose de particulier à les maintenir dans une espèce de flou démocratique jusqu’à ce qu’ils deviennent des adultes.
Claudia Camut, Présidente du Fonds Houtman
Quel serait le fil rouge de ces trente années pour le Fonds ?
Le fil rouge, c’est la recherche-action. C’est vraiment l’originalité du Fonds Houtman, la fidélité suivie par tous les membres qui se sont succédé avec une grande expertise dans son Comité de Gestion, notamment composé d’experts universitaires. Ces allers-retours entre la théorie, les concepts et la pratique, je pense qu’il y a peu d’organismes qui travaillent comme cela et depuis si longtemps en Fédération Wallonie-Bruxelles. Le fil rouge, c’est également la faculté du Fonds de travailler sur des sujets délicats, sur des problèmes éthiques. C’est toujours le cas actuellement, notamment avec la recherche « Enjeux éthiques et néonatologie », un projet autour des questions particulièrement difficiles et douloureuses liées à la grande prématurité.
De gros projets sont soutenus par le Fonds, mais aussi des initiatives plus modestes, de petites pépites parfois…
Certains appels à projets permettent justement à de petites idées de se développer. Autant je pense qu’il est parfois difficile de les généraliser, de les étendre sur l’ensemble du territoire, autant je suis convaincue que ces expériences laissent des traces localement, notamment celles qui touchent à la pauvreté par exemple, ou à la culture. Une autre richesse du Fonds Houtman lorsque plusieurs projets sont retenus autour d’une problématique, ce sont les Comités d’Accompagnement. Ils sont garants de la méthodologie et de l’aboutissement des actions. Ce n’est pas juste subsidier pour subsidier. Un échange se passe entre les différents promoteurs, dans la continuité. Nous recevons encore aujourd’hui des retours d’actions menées il y a des années…
Comment sont choisies les thématiques soutenues ?
Chaque année, et cela prend plusieurs réunions, nous nous interrogeons en Comité de Gestion, nous réfléchissons ensemble, poussés par l’évolution de la société et par nos différents champs de compétences et d’expériences. Georges Bovy, ancien Président de l’ONE, disait que le Fonds Houtman était un peu la branche recherche et développement de l’ONE. Il avait raison parce nous essayons d’être un pas en avant. L’interaction avec l’ONE est forte, de nombreux concepts ont vu le jour et ont pu être développés grâce à des travaux menés au départ par le Fonds Houtman. Je prendrai l’exemple des conseillers pédagogiques, créés dans la foulée d’une recherche-action il y a vingt ans, du projet « Itinérances », bâti avec la Croix-Rouge et ses nombreux bénévoles qui conduisent les enfants en visite à leur parent détenu, ou, plus récemment, celui dédié à l’aménagement des cours de récréation avec l’impulsion, notamment, de l’Université de Mons.
L’avenir ?
Le Fonds va continuer à travailler en privilégiant la recherche-action, avec un point d’attention plus important encore sur l’extrapolation possible des projets soutenus, sur la diffusion et l’utilisation des résultats de l’action menée, qu’il s’agisse d’un colloque, d’un dossier pédagogique, d’un livre, d’une vidéo. Cet objectif est désormais intégré dans chaque projet et dans chaque convention.
Benoit Parmentier, Administrateur Général de l’ONE
Le Fonds Houtman et l’ONE ont partagé de très nombreuses choses durant ces trente années…
Le Fonds et l’ONE ont des points prioritaires communs : les enfants défavorisés, dans toutes les composantes qu’ils peuvent rencontrer, qu’elles soient d’ordre physique, psychosocial et récemment aussi environnemental. Ce chemin parcouru ensemble nous a amenés à suggérer, proposer, recommander un certain nombre d’orientations et de pratiques nouvelles qui aujourd’hui sont adoptées majoritairement dans la plupart des secteurs concernés.
Le Fonds Houtman est une sorte de précurseur, débusquant et jetant la lumière sur des problématiques émergentes ?
Effectivement. À travers les thématiques des recherches-actions qu’il a mises en œuvre durant ces trente ans, le Fonds a toujours été à l’origine d’une réflexion sur des dimensions et des pratiques novatrices. C’est un fonds d’impulsion, il met en exergue un certain nombre de points d’attention pour que les autorités publiques puissent s’en saisir et apporter des solutions sur le long terme.
Le Fonds Houtman n’est pas le seul à soutenir des projets de ce type. L’ONE en particulier mène aussi un certain nombre de recherches-actions pour mettre en exergue des pratiques nouvelles. Je pense notamment à l’ouverture au subventionnement et à l’agrément des services d’accompagnement périnatals, qui travaillent dans une logique de réseau et de partenariat local pour accompagner des enfants qui vivent dans la précarité. Cela traduit bien le chemin convergent que nous parcourrons avec le Fonds, chacun avec ses moyens, pour apporter des réponses opportunes, pour éviter que les mécanismes de pauvreté ne se reproduisent de génération en génération, et aussi pour offrir un service universel le plus inclusif possible.
La précarité augmente, de même que le nombre de projets potentiels à soutenir. Cependant, les moyens à disposition diminuent…
La précarité des familles est en hausse, il suffit de voir les chiffres régulièrement publiés. Il est effectivement nécessaire de mobiliser les décideurs politiques, de mettre prioritairement en œuvre des moyens d’action pour soutenir des projets qui eux-mêmes soutiennent ces enfants et ces familles en difficulté. Mais le Fonds est aussi en difficulté suite à la crise financière et les moyens issus du legs de Herman Houtman se sont restreints.
Le Fonds Houtman conserve néanmoins sa capacité d’interpellation et d’aide à l’enfance en difficulté…
Bien sûr. Et pour que ses revenus actuels puissent être pleinement destinés au secteur et aux bénéficiaires, nous avons souhaité, dans un travail concerté avec l’ONE, mutualiser les moyens de fonctionnement. Le siège social du Fonds va rejoindre les locaux de l’ONE, qui prend de la sorte en charge le loyer, la mise à disposition de matériel et de moyens de communication. Et cela sans interférence avec la politique et les choix du Comité de Gestion du Fonds Houtman sur les thématiques et les travaux menés. Son autonomie est garantie dans la convention conclue avec l’ONE ; la famille du légataire y est très attentive.
Assurément, c’est reparti pour trente ans ?
Je souhaite en effet que le travail réalisé puisse se maintenir dans le temps et que le Fonds Houtman puisse continuer à rencontrer ses missions dans les prochaines années. Et aussi qu’à travers les actions et les acteurs qu’il mobilise nous puissions tous apporter un mieux-être, un bien-être aux populations auquel ce fonds est dédié : les enfants en difficulté.