Ce volet de la recherche est parallèle à l’étude clinique menée au CHU Saint-Pierre, décrite plus haut. Son objectif est de construire un outil de prévention pour les enfants exposés aux violences dans leur environnement familial depuis la période anténatale jusqu’à l’âge de 4 ans. Deux canaux ont fourni le matériel nécessaire : une revue systématique de la littérature sur le sujet ainsi que le recueil et l’analyse des pratiques des professionnels.
L’outil finalisé (le référentiel « Violences au sein du couple : les enfants en souffrance) comporte deux parties : des repères théoriques à destination des professionnels de santé et des outils d’aide à la pratique.
1. La littérature
Les conséquences des violences conjugales sur les enfants in utero et âgés de moins de 4 ans sont une problématique complexe qui se présente comme un système, comme un ensemble d’éléments en relation. Le nombre des parties qui le constituent, comme ici les victimes de violences, les auteurs et les proches, les divers intervenants, les milieux médico-psychologique, judiciaire, social, voire la société en général, est un critère de cette complexité. Indépendante, chaque partie est potentiellement capable d’évoluer pour son propre compte. « En le décomposant, un système complexe peut être simple à comprendre. Notre recherche se fonde sur cette déconstruction en parties élémentaires, sur l’identification de leurs relations ainsi que des propriétés contraignantes (les barrières), émergentes (les facilitateurs) et les solutions », explique Anne-Marie Offermans, Sociologue et Maître d’enseignement au DMG.
Le but de la revue systématique est de déterminer l’impact des violences conjugales sur la santé de l’enfant et de mesurer l’efficacité des interventions. « Que faire dans tel cas ? Qu’est-ce qui a déjà été fait et qui a bien fonctionné ? Chaque recommandation de l’outil que nous proposons est étayée, validée par cette revue d’interventions évaluées. Cela permet d’adapter au mieux l’accompagnement en fonction des situations rencontrées », résume la sociologue.
La méthodologie de l’Evidence-Based Medicine (EBM, médecine factuelle), a été utilisée : formulation de questions cliniques au départ de la méthode PICO (Patient Intervention Comparison Outcome) :
- Patient : ses caractéristiques (âge, sexe, …) et/ou le problème qu’il pose ;
- Intervention(s) ou exposition(s) à considérer ;
- Comparaison par rapport à une autre intervention (si elle est appropriée) ;
- Outcome, c’est-à-dire l’issue clinique recherchée/étudiée.
La recherche dans les bases de données[2] (2006-janvier 2016) s’est opérée au départ de mots-clés et selon des critères d’exclusion/inclusion. Les articles sélectionnés sont des méta-analyses, des revues systématiques, des recommandations de bonne pratique, des revues et des études randomisées et contrôlées. « Leur sélection et leur évaluation ont été effectuées par deux lecteurs indépendants, et un troisième en cas de désaccord » précise Anne-Marie Offermans. Nous avons également contacté des experts. »
Au total, 61 publications ont été retenues dont une vingtaine de revues systématiques. Ces documents, dont la qualité méthodologique a été évaluée, ont été utiles à la rédaction des réponses aux questions cliniques :
- Que recouvre la violence à l’égard des enfants (in utero et âgés de moins de 4 ans) exposés aux violences conjugales et quelle en est sa prévalence ?
- Quels sont les facteurs de risque/protection à l’exposition de ces enfants aux violences conjugales ?
- Quels sont les impacts des violences conjugales sur la femme enceinte – en ce compris la période postnatale/prime enfance – et sur l’enfant in utéro et âgé de moins de 4 ans ?
- Quelles sont les interventions efficaces mises en place à l’égard de ces femmes enceintes et de ces enfants ?
- Quels sont les outils développés dans le domaine ?
2. Enseignements
Les facteurs de risque identifiés chez les enfants de moins de 4 ans touchent de multiples niveaux :
– Individuel : caractère « difficile » de l’enfant, âge.
– Familial : fragilité socioéconomique et culturelle des parents, instabilité émotionnelle et sociale dans la vie de l’enfant, attitudes parentales peu consistantes, fragilité parentale, jeunesse du couple, fragilisation du lien d’attachement, fréquence et intensité des violences.
– Environnemental : isolement de la famille, contexte social marqué par la violence des rapports.
Et inversement pour les facteurs de protection :
– Individuel : caractère « facile ».
– Familial : solidité socioéconomique des parents, attitudes parentales consistantes et régulières, établissement d’un lien d’attachement sécure.
– Environnemental : solidarité sur le plan familial, social, culturel et institutionnel.
L’étude des trajectoires des enfants exposés aux violences conjugales, tout comme celles des enfants victimes de maltraitance, a mis en évidence des phénomènes de résilience. Si l’exposition aux violences conjugales a des effets négatifs significatifs, un nombre non négligeable d’enfants présentent un fonctionnement psychologique normal ou peu perturbé. « C’est le cas de 31-56% des enfants en âge préscolaire qui bénéficient de facteurs de protection tels qu’un tempérament facile, une mère non dépressive, un parent gardien », note Anne-Marie Offermans.
2.1. Impacts des violences conjugales sur la santé
De nombreuses conséquences sont évoquées dans la littérature.
Concernant les femmes :
– Santé physique ; lésions traumatiques, maladies psychosomatiques, augmentation du recours aux soins de santé, surmortalité.
– Santé mentale : dépression, anxiété, syndrome de stress post-traumatique (PTSD), dépression post-partum.
– Santé génésique : dysfonction sexuelle, plus particulièrement les douleurs pelviennes, les infections urinaires à répétition, grossesses non désirées, avortements à risque, fausses couches.
– Comportements : addictions, suivi tardif ou aléatoire de la grossesse, séjours raccourcis en maternité.
– Parentalité : compétences parentales inadéquates, isolement social et manque de soutien.
Concernant les enfants :
– Altération du développement des fonctions cérébrales supérieures (affectivité, émotions, mémoire) et du développement physique liée à des taux élevés de cortisol dès le stade fœtal.
– Petit poids de naissance, prématurité, hospitalisation prolongée du nouveau-né.
– Santé du nourrisson : symptômes de PTSD (cauchemars, sursauts exagérés, hypervigilance, évitement des stimuli), troubles du sommeil et de l’alimentation, retard de croissance, troubles de l’attachement, moins bon suivi médical (vaccination, plus de consultations aux urgences).
– Santé de l’enfant de 2 à 4 ans : comportements d’externalisation (problème de comportement, agressivité envers les autres enfants) et d’internalisation (peur, tristesse, inhibition), PTSD, altération des capacités cognitives (langage), surmortalité.
2.2. Efficacité des interventions
« Une intervention, même avec une efficacité réduite, reste rentable vu les coûts faramineux engendrés par les violences », signale Anne-Marie Offermans.
Quelques approches donnent de bons résultats :
- Le dépistage opportuniste (case finding). L’OMS et le NICE s’orientent vers cette approche : quand les praticiens évaluent que la situation peut être causée ou aggravée par la violence (blessures inexpliquées, symptômes de dépression…) ou si d’autres risques ou indications cliniques sont présents, ils devraient questionner les patientes.
- La guidance psychosociale (counseling/brief advocacy) incluant des conseils sur l’élaboration d’un plan de sécurité a une efficacité sur la réduction de l’incidence des violences conjugales et, dans une moindre mesure, sur l’amélioration de la qualité de vie, de la santé physique et mentale. Ce type d’accompagnement est actuellement recommandé par l’OMS et le NICE.
- Les visites à domicile (home visitation) donnent des résultats prometteurs, comme l’amélioration de la sécurité et de l’accès aux ressources communautaires. Néanmoins, ce type d’intervention n’est pas encore officiellement envisagé.
- Les interventions thérapeutiques axées sur la dyade mère/enfant (therapeutic interventions aimed at both mother and child) rapportent une réduction des problèmes de comportement et/ou des symptômes de stress post-traumatique chez l’enfant ainsi qu’une amélioration de la relation d’attachement mère/enfant.
3. La recherche qualitative auprès des professionnels
Il s’agit de déterminer les outils et les actions à mettre en œuvre sur base des barrières et des facilitateurs rencontrés par les praticiens.
« Nous avons choisi la méthode du focus group pour recueillir les perceptions des professionnels de santé, leurs attitudes, leurs croyances et leurs zones de résistance », précise la sociologue. Le premier groupe est constitué de l’ensemble des professionnels de santé impliqués dans l’étude clinique longitudinale menée sous la direction du CHU Saint-Pierre, soit 11 praticiens. Le second rassemble des professionnels de santé concernés par les situations de violences incluses dans cette étude clinique (médecin généraliste, pédiatre, gynécologue, sage-femme, kinésithérapeute, TMS de l’ONE), soit 20 professionnels de santé. « Nous les avons invités à parler des difficultés qu’ils rencontrent, des éléments qui les aident et des solutions qu’ils imaginent. Travaillent-ils en réseau par exemple ? Sont-ils formés à la problématique ? L’idée d’avoir un outil à disposition a émergé, nous l’avons élaboré au départ de leurs besoins et de leur pratique », ajoute-t-elle.
3.1. Barrières et facilitateurs identifiés
En matière de détection, certains freins sont inhérents à la problématique (problématique à large spectre, souvent vécue comme taboue ; chaque cas est unique et requiert une approche individualisée), inhérents aux professionnels (manque de prérequis ; relation complexe patient/professionnel de santé ; abord du sujet en consultation, étape délicate lorsque le conjoint est présent ; manque de ressources à disposition et de compétences spécifiques) ou structurels (contrainte de temps et manque de ressources ; manque de continuité dans les soins ; offre insuffisante de services ; barrières linguistiques et culturelles, nécessité de supports de communication).
De même, en matière d’accompagnement, ils sont aussi intrinsèques (problématique complexe et multifactorielle ; attitudes de résistance du public cible), inhérents aux professionnels (établir le diagnostic, évaluer les risques, informer ; chaque prise en charge révèle des contraintes importantes, un accompagnement chronophage et consommateur d’énergie ; des compétences spécifiques sont nécessaires, contexte de travail, ressources à disposition, assistance à la pratique…) et structurels (nombre insuffisant de services appropriés ; réseau saturé et manque de suivi des situations ; communication et transmission d’information déficitaire au sein du réseau ; surcharge de travail et pression du temps).
Les principaux éléments facilitateurs reposent, chez les professionnels, sur les ressources à leur disposition (la formation, leur ressenti que « quelque chose ne va pas », le travail en réseau multidisciplinaire, les outils d’aide à la pratique), sur leurs compétences, leurs expériences, leurs attitudes positives et également sur le lien de confiance qui s’inscrit dans la durée avec les familles. Au niveau structurel, on note le soutien institutionnel et la mise à disposition de supports d’information relatifs à la problématique.
3.2. Solutions proposées
En matière de prévention :
- Éléments structurels : des actions de sensibilisation tous azimuts ; un soutien diversifié à la parentalité.
En matière de détection :
- Éléments structurels : développer une approche en périnatalité, par exemple un entretien spécifique au quatrième de mois de la grossesse.
- Éléments concernant les professionnels : sensibilisation, formations spécifiques sur le sujet ; création d’un outil de dépistage.
En matière d’accompagnement :
- Éléments concernant les professionnels : formation à l’accompagnement des personnes ; création d’un outil d’information à destination des parents ; élaboration d’un instrument de diagnostic et de prise en charge des patientes victimes.
- Éléments structurels : favoriser le travail en réseau ; ouvrir une consultation spécifique à destination des futurs pères ; améliorer le dispositif d’interprétation ; assurer la gratuité des gardes en milieu d’accueil.
Ce ne sont pas des situations faciles à vivre pour les enfants car ils perdent leur parent dans cette aventure. « Ces familles sont très centrées sur elles-mêmes, il est important que l’enfant ait d’autres ressources », dit Anne-Marie Offermans. Il vit dans un climat de peur et d’insécurité, il vit seul quelque chose de difficile. Non décodé, c’est traumatique. » Ce stress post-traumatique sous-jacent est déjà visible chez le bébé. « Il est récent de lire dans la littérature que l’enfant in utero vit en état de stress chronique, remarque-t-elle. Les sages-femmes par exemple n’imaginaient pas cet impact. »
Les enfants réagissent différemment aux violences conjugales, certains au « caractère facile » s’adaptent. « On sait aussi que nombre d’entre eux vont appeler les secours. Ce n’est pas idéal que ce soit l’enfant qui appelle la police… » Il est donc recommandé d’envisager avec la mère ce qu’il y a lieu de dire à ses enfants et de voir si elle a les capacités de faire appel à l’aide, de les protéger. « Les mères se sentent responsables des actes de violences et elles oublient tout l’aspect sécurité, or elles sont responsables de la leur et de celle de leur enfant. Quand on leur donne des conseils, on constate une réduction des épisodes violents. En déplaçant le curseur, l’intérêt, sur l’enfant, elles vont être davantage dans une position méta par rapport à ce qui se passe. Et il y a aussi moins de conséquences sur la santé de l‘enfant. »
Les hommes, les pères, les conjoints ont aussi besoin d’être aidés. « Quand on dépiste ces situations, on remarque souvent que la problématique était déjà présente à la grossesse et qu’on ne leur avait jamais posé la question. Ils disent eux-mêmes qu’on aurait pu faire quelque chose… Faire quelque chose pour leur enfant a plus d’impact car il y a moins de contentieux avec lui qu’avec leur épouse. » C’est un bon levier, plus facile. Une manière aussi d’être en empathie avec leur enfant intérieur. Quand la justice passe par-là, c’est déjà enkysté ; le changement est long et difficile. « Il y a une demande des professionnels d’ouvrir le dialogue avec l’auteur de violences. Même si le dépistage – c’est une règle – s’effectue avec la victime seule et pas en couple, il est important d’aussi le rencontrer, d’évaluer le danger, de le reconnaître dans sa position à lui. » Rencontrer le père auteur de violences comme il est naturel de rencontrer n’importe quel père et d’aborder avec lui le stress de la naissance… mais cela paralyse. « Les professionnels de santé se sentent plus à l’aise pour accompagner les personnes victimes », observe Anne-Marie Offermans.
En termes d’efficacité d’intervention, il important d’expliquer aux parents le cycle de la violence. « Ces personnes n’ont pas conscience du processus dans lequel elles tournent en boucle. Et on ne peut pas changer quelque chose dont on n’a pas conscience », fait remarquer la sociologue. Premier élément : voir dans quoi je suis, et me protéger. « La littérature le relate, poursuit-elle. On a demandé à des mères ce qu’elles auraient attendu de leur médecin. 94% disent qu’elles auraient aimé qu’il aborde le sujet en consultation. Les autres disent qu’elles n’auraient jamais imaginé que la violence pouvait exister pendant la grossesse… Le frein vient davantage des professionnels. Les personnes victimes vont peu souvent en parler spontanément mais se voir poser la question montre qu’il y a une place pour la parole si elles le souhaitent. » L’objectif n’est pas de faire du résultat mais de semer. « La graine germera quand elle sera mûre, la personne se souviendra de vous et vous en parlera peut-être la fois suivante. Il faut cependant sortir de cette illusion qu’en posant la question on va résoudre le problème. » Cela prendra du temps, c’est un changement de vie, une reconstruction qui doit se préparer.
4. Le guide
Les participants des focus groupes sont à la fois les bénéficiaires et les co-constructeurs du guide. « Il était particulièrement important pour eux d’informer les parents de l’impact des violences conjugales sur les enfants. Nous avons trouvé des expériences validées dans la littérature à ce sujet et nous sommes retournés vers eux pour voir comment les utiliser. Les recommandations retenues ont ensuite été testées en consultation. » Tous les outils d’aide à la pratique repris dans le guide ont été élaborés de cette manière.
Les professionnels sont très attentifs à ne pas culpabiliser les parents mais plutôt à les informer et les aider à prendre leurs responsabilités, les amener à penser à l’enfant et à le protéger. « C’est une ligne directrice du guide », souligne Anne-Marie Offermans. Ils ont aussi réfléchi à rendre ce document attractif. Des extraits de leurs échanges illustrent les différentes parties, ils sont en prise directe avec le terrain.
Quand on se rend compte d’une situation, on est déjà (trop) loin… « La violence n’est pas là où on pense qu’elle est », dit un médecin. Et c’est parfois au détour d’une conversation qu’on s’en aperçoit. La démarche diagnostique sur base de questions pertinentes – questionnement en entonnoir – a été retenue. « Au début, cela va paraitre être un peu scolaire mais avec l’expérience, le professionnel lâche peu à peu le document de référence et poser ces questions devient naturel, tant pour lui que pour le patient », assure Anne-Marie Offermans.
Il est aussi très important que les professionnels prennent soin d’eux. Le dernier chapitre du guide recommande au parent de faire appel, de s’ouvrir vers l’extérieur, de réfléchir à comment recharger ses batteries. Ces conseils valent tout autant pour les intervenants : appel logistique au réseau, conseil, supervision et ressourcement. « Ce sont des situations complexes. On s’use parce que la solution n’est pas pour demain », met-elle en garde.
5. Conclusions
Les conséquences des violences conjugales sur les enfants in utero et âgés de moins de 4 ans sont une problématique importante. Prévention, diagnostic précoce et prise en charge, ces situations nécessitent des compétences mais aussi du temps, beaucoup plus de temps que pour d’autres. Or, les divers intervenants impliqués en manquent. Ils manquent aussi de formations, de connaissance du réseau, de coordinations multidisciplinaires, d’outils opérationnels…
La notion de doute traverse cette problématique, de la prévention aux interventions de prise en charge. « On est souvent dans la créativité, dans l’adaptation nécessaire à un contexte particulier, dans la révision des attitudes. L’importance du contexte est majeure, il mêle des déterminants familiaux et personnels à un ensemble de facteurs sociétaux comme la pauvreté, le chômage, la toxicomanie », analyse Anne-Marie Offermans. Peuvent, ou doivent, en résulter des approches et des prises en charge conceptualisées sur le mode de la discrimination positive.
La crainte de la stigmatisation de certaines populations et le poids du regard et du jugement des autres accroissent les difficultés des intervenants. « Les professionnels se sentent fragiles dans leurs connaissances et leurs décisions face à une problématique dure. » Les références à la loi, à la déontologie, à l’éthique sont fréquentes et sont vécues soit comme des incitants soit comme des freins. « Le nombre limité de recommandations EBM, la complexité de l’exposition aux violences et le manque global de connaissances et de compétences conduit à une balance décisionnelle. Tant pour les acteurs soignants que pour les victimes, les auteurs, les proches et les milieux de garde, les décisions univoques sont difficiles. Ils doivent bien évaluer leurs choix. »
La prise en charge penche en outre très nettement vers la première ligne, en évitant autant que possible les signalements précoces et la judiciarisation systématique tout en garantissant la sécurité de tous. Les récents décrets vont dans ce sens.
La prévention. « Il y a trop peu d’actions de sensibilisation, de campagnes ciblées sur la parentalité responsable et sur les difficultés qui par nature l’accompagnent », déplore la sociologue. La prévention est la première étape nécessaire d’un long processus impliquant en aval la détection, la prise en charge et le signalement éventuel. Mais elle n’est pas toujours reconnue comme telle… En matière de violences conjugales comme dans tous les domaines à grande morbidité, les interventions préventives sont pourtant plus efficientes que tout ce qui peut être fait une fois que le processus enclenché. « Les coûts de la prise en charge – services médicaux, juridiques et l’impact sur la santé des personnes – sont tellement élevés qu’une intervention aussi minime soit-elle en vaut la peine », rappelle-t-elle.
Les professionnels ont évoqué l’insuffisance de services préventifs spécifiques, que ce soit en période prénatale pendant la grossesse, en période périnatale à la maternité, ou pendant la petite enfance. Ces manques sont particulièrement importants lorsqu’il s’agit de populations à risque : parents jeunes, issus de l’immigration, en situation précaire. La précocité de la prise en charge détermine son efficacité mais elle est difficile. Le tableau clinique est polymorphe, mélangeant des signes d’appel physiques, psychologiques et sociaux souvent flous et peu marqués, avec lesquels les intervenants sont peu à l’aise et pour lesquels ils sont peu formés. « Comme souvent pour les problèmes complexes qui se présentent en première ligne, le diagnostic repose quasi totalement sur la clinique. Aucun examen spécialisé, test de laboratoire ou d’imagerie ne permet de trancher d’une manière absolue », constate Anne-Marie Offermans.
Les professionnels se sentent très souvent pris dans une problématique familiale peu précise qui empêche de voir, même l’évidence, et parfois pendant longtemps. Les intervenants sont nombreux. Le travail en réseau est une nécessité mais il est compliqué pour des raisons organisationnelles, par manque de moyens structurels et opérationnels et aussi parfois en raison du « shopping médical » et de la mobilité des publics concernés. Cette difficulté de détection par aveuglement est abondamment citée par les professionnels. La littérature parle « d’aversion à voir ». « C’est la difficulté sinon l’impossibilité d’envisager la violence. À cause notamment de l’alliance thérapeutique, de la sympathie développée à l’égard des parents, mais aussi à cause de la tendance naturelle de chacun à l’autoprotection, à l’identification, à s‘imaginer dans les mêmes situations. » Ce n’est pas imaginable, donc ce n’est pas réel. Auteurs, victimes, intervenants, se rejoignent dans une espèce de complicité collective inconsciente qui risque de marquer la structure familiale de manière indélébile, parfois pendant plusieurs générations. La littérature montre aussi cette reproduction. « Le secret qui était indicible à la première est innommable à la seconde et devient impensable à la troisième. Ces concepts se retrouvent dans toutes les situations de violences, particulièrement intrafamiliales », constate aussi Dr Michel Roland.
Première approche. La coopération des parents est indispensable, c’est à la fois le principal facteur de réussite et le principal obstacle potentiel d’une prise en charge en première ligne. Les personnes concernées sont le plus souvent dans une attitude balancée sinon ambivalente, mais aussi de déni, d’occultation, de mobilité. « Si on ajoute l’attitude elle aussi souvent mixte de l’enfant victime, qui souffre de la situation mais qui craint d’être éloigné de sa maison et de ses parents, on imagine que les intervenants ont du mal à se faire une idée précise de la problématique en cours. » Une communication authentique, ouverte, respectueuse et sans jugement est une nécessité absolue, mais difficile à mettre en place et à maintenir.
Le fonctionnement harmonieux d’un réseau collaboratif multidisciplinaire est préconisé, sous condition de respect du secret professionnel partagé. Ce réseau de première ligne devrait être le plus stable possible pour garantir la continuité, notamment en ce qui concerne la position centrale du médecin de famille. « Ne faudrait-il pas désigner un coordinateur général, un case manager pour chaque cas ? Une personne de référence formellement identifiée ? », interroge le Dr Roland.
Chaque cas est unique et réclame un plan de traitement coordonné, collaboratif et individualisé. Mais plusieurs obstacles s’opposent à sa réalisation. Les professionnels de première ligne sont surchargés, confrontés à l’immédiateté et aux urgences du quotidien. La coordination est perçue comme chronophage d’autant qu’elle est rarement considérée comme une prestation spécifique. « Beaucoup de professionnels sont fatigués, ils manquent de ressources et risquent le burn out, constate la sociologue. Des équipes mobiles à domicile pourraient les aider ponctuellement. » Le déficit de leurs feed-back mutuel et leur coordination insuffisante risquent de masquer une vue globale de la situation et d’augmenter les recours à la deuxième ligne « La difficulté réside dans le choix du moment adéquat de la référence : ni trop tôt, ni trop tard. »
Il existe trop peu d’outils et de connaissance vraiment solide et validée sur la prise en charge des violences conjugales et familiales. Tous les intervenants manquent de formation, formation de base mais aussi formation continue. « Leur approche reste orientée-patient alors qu’une orientation-famille serait plus indiquée. » Ils doivent se sentir à l’aise avec cette problématique. L’étude clinique du CHU Saint-Pierre le constatait aussi : au départ les connaissances étaient minimalistes chez les intervenants de première ligne et l’effet de cette recherche les a considérablement augmentées. « Il faudrait rafraichir les compétences tous les six mois car il n’est pas encore inscrit dans les mœurs, comme pour le tabac, de poser des questions. Pourtant, les violences conjugales sont plus fréquentes que certaines maladies que l’on dépiste de façon systématique, comme la pré éclampsie par exemple », constate Anne-Marie Offermans.
Quels sont les freins ? Nous sommes tous concernés, de près ou de loin, par cette histoire de violences. « Il y a une part de vie privée, il y a des barrières, pas le temps, je ne suis pas formé, que dire, vers où orienter, quelles sont les ressources… D’où l’importance du réseau, de pouvoir passer la main. Les sages-femmes sont dans une bonne position pour aborder ce sujet, elles sont proches du couple, du corps, et elles sont aussi dans une dynamique positive contrairement aux professionnels qui interviennent aux urgences. Une parole peut se libérer plus facilement quand on est dans le toucher, dans l’émotion de l’échographie. On sait aussi que le taux de révélation va être plus élevé à l’approche de l’arrivée du bébé. Ce n’est pas au moment de l’accouchement qu’il faut poser des questions de dépistage. À ce moment-là on accompagne, car certaines mères sont en phase de lune de miel : ça va redémarrer. L’enfant réparateur. Or, on sait dans la littérature que l’enfant peut être conçu lors d’une agression. On sait aussi que la grossesse peut être un élément protecteur ou aggravant. » Les études sont contradictoires mais elles s’accordent à dire que lorsque la violence préexistait, elle va perdurer.
6. En savoir plus
Le référentiel « Violences au sein du couple : les enfants en souffrance » est disponible sur demande auprès du Fonds Houtman, mais aussi téléchargeable ici ou sur http://www.dmgulb.be/.
7. Contacts
Contact pour obtenir un exemplaire du référentiel :
Christelle Bornauw
Attachée à la Communication du Fonds Houtman
02 543 11 76 ou CBornauw@fondshoutman.be
Contact pour la revue de la littérature et le référentiel :
Anne-Marie Offermans
Département de Médecine Générale de l’ULB
Campus facultaire Érasme, Route de Lennik 808/612 à 1070 Bruxelles
GSM : 0498 38 04 33 – Courriel : contact@offermans.eu – www.dmgulb.be
8. Références bibliographiques
Pieters J, Italiano P, Offermans A-M, Hellemans S. Les expériences des femmes et des hommes en matière de violence psychologique, physique et sexuelle, Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes. Bruxelles, 2010. Téléchargeable sur le site www.igvm-iefh.belgium.be.
Roelens K, Verstraelen H, Van Egmond K, Temmerman M. Disclosure and health-seeking behaviour following intimate partner violence before and during pregnancy in Flanders, Belgium: a survey study, Eur J Obstet Gynaecol Reprod Bio. 2008; 137(1) :37-42.
Jeanjot I, Barlow P, Rozenberg S. Domestic violence during pregnancy: survey of patients and healthproviders, Journal of Women’s Health. 2008 May; 17(4) :557-67.
https://www.nice.org.uk/.