La médecine néonatale a fait des progrès considérables, notamment dans le cas des naissances très prématurées. Toutefois, il arrive que ces soins intensifs néonataux, sans lesquels ces bébés ne survivraient pas, s’accompagnent ou soient la cause d’effets indésirables extrêmement graves. Par conséquent, il arrive que les questions de fin de vie ou de soins palliatifs soient évoquées et des décisions mises en œuvre. Durant la période périnatale, ces décisions consistent à ne pas réanimer le nouveau-né ; durant la période postnatale, à passer des soins curatifs à des soins palliatifs ou à pratiquer activement une fin de vie.
Comment ces décisions sont-elles prises dans les services de néonatalogie intensive de la Fédération Wallonie-Bruxelles ? Une première étude a investigué ce sujet en se concentrant plus spécifiquement sur les décisions de fin de vie liées à la grande prématurité[1]. À partir d’un questionnaire à choix multiples envoyé à l’ensemble des néonatologues en exercice, elle a mis en évidence des éléments particulièrement éclairants. Constatant par endroit une diversité de réponses parmi les néonatologues, elle conclut en défendant la nécessité de poursuivre des recherches qualitatives sur ce sujet et plus particulièrement ses enjeux éthiques.
1. Étude sur les décisions en matière de fin de vie dans les situations de grande prématurité
La première étude impliquant les onze services francophones de soins néonatals intensifs (NIC/Neonatal Intensive Care) a porté sur la réalisation d’un état des lieux de leurs pratiques sur la base d’un questionnaire adressé à l’ensemble des néonatologues en exercice. Ce volet a été mis en œuvre par une équipe de l’Institut de Recherche Santé et Société (IRSS), pilotée par Isabelle Aujoulat.
Le questionnaire, qui a été initié par et coconstruit avec les représentants des onze services NIC, portait sur les décisions et pratiques de soins en période anténatale, en période périnatale et en période postnatale. Une partie traitait des opinions et expériences personnelles concernant les aspects éthiques et juridiques des décisions et pratiques de soins en néonatologie intensive. Les chercheurs ont reçu 58 réponses complètes (sur 65 néonatologues au total), ce qui correspond à un taux de participation de 89 %.
Les principales conclusions de cette recherche sont les suivantes :
- Homogénéité d’un grand nombre de réponses – signe d’un accord global sur les grandes lignes de conduite et sur l’âge gestationnel de prise en charge au stade actuel des connaissances.
- Les différences retrouvées sont indépendantes de l’appartenance à un centre ; et les différences individuelles sont le signe surtout de l’incertitude inhérente à la complexité et à la diversité des situations rencontrées.
- Les parents sont toujours considérés et impliqués dans la décision, dans toute la mesure du possible ; ils ne doivent jamais porter la responsabilité de la décision prise.
- Si protocoles il y a à l’avenir, ils devraient fournir un cadre sans pousser toutefois à une conduite unique ; les décisions doivent pouvoir être adaptées à chaque situation.
À l’origine de cette analyse, un engagement dans un processus réflexif remarquable : les représentants des onze centres de néonatologie clinique intensive (NIC) de la Fédération Wallonie-Bruxelles réunis autour d’une table et traversés par les mêmes préoccupations. « Ces néonatologues se connaissent, ils se croisent régulièrement et ils ont l’impression de fonctionner tous plus ou moins de la même manière dans les grandes lignes, mais ils n’en étaient peut-être pas tout à fait sûrs et souhaitaient pouvoir prendre conscience de leurs éventuelles différences », relève Isabelle Aujoulat. Elle a mené la première recherche et accompagné la seconde. En quelques questions, elle retisse le lien entre les deux.
Quand un enfant nait au seuil de viabilité, il existe une zone grise dans laquelle se prend la décision de le réanimer ou non, de le placer en soins palliatifs… Et la loi ne suffit pas pour éclairer ces choix ? Non, cela ne suffit pas puisque l’on est dans cette « zone grise » justement et dans une clinique extrêmement complexe, avec beaucoup d’incertitude. Et cela nous intéressait de cerner ce qui était commun et ce qui se pratiquait différemment d’un centre à l’autre.
Comment explorer ces processus complexes ? Les centres souhaitaient que cela prenne la forme d’un questionnaire auquel ils pourraient répondre anonymement et donc librement, et dont le résultat permettrait de réfléchir ensemble à la manière de s’engager, le cas échéant, dans un processus d’harmonisation de certaines pratiques. Ce questionnaire était destiné à tous les néonatologues travaillant à ce moment-là dans les onze centres – ils étaient soixante-cinq – et 89 % d’entre eux ont répondu. Un taux remarquable qui montre aussi l’intérêt pour ce travail.
Qu’avez-vous évalué ? Une première partie portait sur les décisions anticipées, quand on se rend compte pendant la grossesse qu’il peut y avoir des problèmes à la naissance et qu’un enfant va naitre très prématurément. Tous les centres prennent des décisions anticipées. Mais si celles-ci guident la pratique, partout aussi on peut y déroger en fonction de la situation qui se présente et en fonction de la spécificité médicale de chaque bébé. Si les critères qui orientent les décisions sont connus et partagés, ce n’est jamais un seul critère, voire une même combinaison de critères, qui va « dicter » la décision à prendre. Elle résulte toujours de la prise en compte d’un ensemble de facteurs. Certaines différences dans les réponses se situaient plutôt dans des attitudes personnelles, comme la confrontation à postériori avec les parents ou des collègues. Les différences se situant d’ailleurs davantage au sein d’une équipe qu’entre centres comme on aurait pu le croire.
Quel est le rôle des parents ? Les parents sont toujours associés à la discussion, donc au processus décisionnel, mais jamais ou très rarement à la prise de décision elle-même. Ce fut un point de discussion très important. Pour les cliniciens, il va de soi que l’on ne peut pas faire porter la responsabilité de la décision aux parents. On peut les entendre sur ce qu’ils souhaitent, ce qui leur fait peur, ce qu’ils sont prêts à faire ou à ne pas faire, mais on ne peut pas leur demander formellement de signer un papier disant qu’ils sont d’accord pour que l’on interrompe les soins ou pour que l’on ranime leur enfant alors qu’on sait qu’il y a un risque élevé de séquelles graves sans pour autant en être totalement sûr. Que la responsabilité de la décision soit médicale, c’est une protection importante des parents.
Il y avait des questions délicates autour des pratiques de fin de vie actives. Faut-il légiférer davantage ou élaborer plus de protocoles ? La fin de vie active d’un grand prématuré n’est pas autorisée par la loi, mais les néonatologues ont dit qu’il pouvait leur arriver d’induire une sédation profonde pour soulager des douleurs extrêmes des bébés quand ils sont jugés en trop grande souffrance, en acceptant le risque que cela puisse induire la mort. Je précise que ces situations sont toujours très singulières. Des répondants étaient en faveur d’une protocolisation, mais beaucoup moins en faveur d’une loi qui encadrerait ces pratiques : la reconnaissance de la singularité et de la complexité de chaque situation était très présente dans les réponses et dans les discussions. Les répondants ne souhaitaient pas un protocole qui imposerait des critères de décision standardisés ou des combinaisons de critères pour uniformiser les résultats des processus décisionnels, mais plutôt un protocole qui définirait le processus décisionnel lui-même, le fait d’en discuter à plusieurs, d’impliquer les parents, d’appeler éventuellement quelqu’un d’extérieur, un tiers, et à quel moment, etc.
Cette première recherche a énormément nourri la suivante… L’objet de la seconde recherche était de rappeler les tensions éthiques sous-jacentes aux prises de décision et d’observer sur le terrain la manière dont agissent et communiquent entre eux les acteurs impliqués dans le traitement de l’enfant et les contacts avec ses parents, bref de révéler les processus de décisions. Il fallait approcher ces centres avec beaucoup de respect, de délicatesse, et les méthodes de l’anthropologie doublées d’une approche philosophique nous ont paru les mieux adaptées. Les chefs de service qui ont participé à ce deuxième volet nous ont dit que ce rapport – et le processus de la recherche lui-même – les avait déjà mis en mouvement.
En tant que responsable académique de ce travail, quels constats mettez-vous en avant ? Une des choses que le rapport du deuxième volet révèle, c’est l’importance du suivi des décisions. Or, il n’y a pas toujours de lieux ou de moments dédiés pour des débriefings par exemple. Les décisions doivent souvent se prendre dans l’urgence, parfois loin de l’idée théorique qu’elles doivent se prendre à plusieurs. Quelquefois il n’y a ni le temps ni la possibilité de le faire, mais ces décisions laissent toujours des traces chez ceux qui les ont prises, chez ceux qui ne les ont pas prises et qui auraient souhaité les prendre, chez ceux qui sont contents de ne pas les avoir prises, chez ceux qui sont d’accord et chez ceux qui ne sont pas d’accord… La recherche a également montré que s’il y a lieu de prendre soin du patient et de prendre soin du parent, il y a lieu aussi lieu de prendre soin des soignants – quels qu’ils soient – qui interviennent dans ces processus.
2. Les enjeux éthiques dans les services de néonatalogie intensive
Cette seconde étude avait pour objectif d’explorer les processus délibératifs au sein des services NIC francophones. Elle consiste en une étude par observation de cinq d’entre eux. Elle a été menée en 2019-2020 par l’anthropologue-philosophe Hugues Dusausoit.
1. Méthodologie
Cinq des onze services de néonatalogie intensive en Fédération Wallonie-Bruxelles ont participé à cette recherche. La démarche ethnographique est apparue idéale pour rendre compte de la manière la plus précise possible du processus décisionnel au sein des services de néonatalogie intensive, un chercheur en immersion observant directement ce processus lorsqu’il a lieu. Ce chercheur est Hugues Dusausoit, philosophe et anthropologue, et voici comment il décrit ces deux travaux d’envergure : « Le premier volet a surtout mis en avant les points communs, et c’est intéressant de montrer que sur certains sujets il y a un consensus, dit-il, mais on risque cependant de passer à côté de certaines différences. La première chose qui m’a marqué en arrivant dans les services, c’était combien ils fonctionnaient différemment. Les personnes que l’on rencontre au sein d’un même service réagissent de manière différente et c’était ce qui me semblait très riche d’essayer de mettre en évidence : cette grande diversité. »
Entre janvier 2019 et février 2020il a passé plusieurs journées sur le terrain, mais il n’a finalement pas assisté directement aux prises de décision débouchant sur une fin de vie. « Autrement dit, je n’ai jamais pu observer ce que j’étais supposé observer, commente-t-il. Ceci semble s’expliquer par la manière avec laquelle ces décisions sont prises. » Présupposant que de telles décisions se prennent lors de réunions planifiées, il avait donné son numéro de téléphone aux différentes équipes pour qu’elles puissent le prévenir, mais il est apparu que ces réunions, lorsqu’elles existent, sont le plus souvent informelles et organisées dans une certaine immédiateté. « Il est aussi vraisemblable que lorsque de telles situations se présentent les équipes ont d’autres choses à penser qu’à m’appeler pour venir les observer ! C’est d’autant plus probable que ma présence au sein de chacune d’elles était finalement occasionnelle. » Malgré une présence restreinte sur le terrain, il a néanmoins été le témoin direct de nombreuses situations qui auraient pu conduire à des prises de décision de fins de vie. Il a aussi assisté à des débriefings entre soignantes (on utilisera le féminin vu la surreprésentation des femmes dans ce secteur) organisés après le décès d’un patient, parfois survenu à la suite d’une prise de décision.
Outre la littérature consacrée à ce sujet, ses observations et la tenue d’un carnet les consignant, Hugues Dusausoit a également mené des observations à l’extérieur des services, en assistant par exemple à des formations destinées aux soignantes et à des conférences réunissant soignantes et parents. Humblement, il reconnait n’avoir accédé qu’à des fragments d’une réalité et n’avoir fait part que des perceptions à la fois limitées et situées qui furent les siennes. « J’ai ordonné et mis en tension les fragments dont je disposais et qui me semblaient significatifs, explique-t-il. Ce travail de recherche est d’ailleurs dépourvu de conclusion, car il me semble plus juste de permettre aux personnes concernées par ce texte de s’en saisir, de le corriger et de le compléter pour lui permettre de devenir toujours plus éclairant. »
Les soins, les soignantes, les parents, le processus décisionnel, l’éthique… autant d’axes d’analyse et de réflexion dont voici un aperçu, un résumé forcément fragmentaire qui ne peut reprendre tous les instants, les situations et les mots glanés par le chercheur. Le rapport complet et nuancé de sa démarche est consultable ici (lien document).
2. Les soins
Selon une infirmière, les personnes qui ne connaissent pas les services de néonatalogie intensive ignorent tout de leur travail, « elles pensent que notre boulot se réduit à donner des biberons toute la journée ». Ceux qui connaissent savent qu’on en est loin.
« On est plus que des soins intensifs, explique une collègue, car on n’a pas seulement un patient qu’il suffit de traiter, ici c’est aussi les parents, la famille et sa genèse dont on prend soin ». « La néonatalogie s’est beaucoup humanisée depuis ses débuts, contrairement peut-être aux autres services de l’hôpital », « on intube moins qu’avant, et moins longtemps. Les parents sont désormais présents dans les soins, ils sont impliqués très tôt, dans tout ». Une autre encore : « une des grandes caractéristiques de la néonatalogie est que son développement technique, avec ses machines et ses instruments toujours plus perfectionnés, a été suivi en parallèle par un développement humaniste, l’un ne va pas sans l’autre ». Elles expliquent cette humanisation par les « soins de développement », qui reposent sur « une approche individuelle, familiale et environnementale du bébé dès la naissance », comme le précise le site internet d’un service.
Il y a vingt ans, ces soins étaient encore largement considérés comme inutiles. Ils n’ont été acceptés que récemment, après que leur pertinence médicale est apparue incontestable. Au départ ce n’était l’affaire que de quelques novateurs et aujourd’hui encore la présence des soins de développement est inégale entre les services. Dans l’un d’eux, par exemple, les heures des soins sont fixes tandis qu’on dit attendre les phases d’éveil du patient dans un autre. Des services, malgré des infrastructures inadaptées, semblent tout faire pour encourager la présence des parents sur place, alors que d’autres sont moins accueillants ; certains, par exemple, ont développé une attention particulière à la lumière et au niveau sonore ambiants tandis que d’autres y sont moins sensibles.
Cette humanisation des soins se manifeste également dans l’apparition et le développement des soins palliatifs, ainsi que dans la sensibilisation des soignantes à la question du deuil. Une néonatologue témoigne des pratiques de fin de vie actives dans son service : « avant, on faisait ça la nuit, on injectait du KCl [chlorure de potassium] et on disait aux parents le matin que leur enfant était décédé. On pensait bien faire, puis il y a eu un mea culpa, et maintenant on fait différemment ». Comme les soins de développement, les soins palliatifs ne sont pas investis de la même manière selon les services, mais tous s’engagent néanmoins dans cette voie, notamment avec un « groupe deuil » dans lequel les soignantes réfléchissent ensemble à la meilleure manière d’organiser les fins de vie. Ainsi, lorsque le nouveau-né n’a pas de chance de survie, mais présente des signes de vie à l’accouchement, certains services proposeront à la mère de le prendre dans ses bras. Après les décès, une « boîte mémorielle » sera proposée aux parents, avec notamment des photos et des empreintes du bébé, une carte de l’équipe, etc.
3. Les soignantes
La néonatologie n’est pas qu’une affaire de néonatologues ; elles collaborent souvent avec d’autres spécialistes, à commencer par les gynécologues-obstétriciens. Les soins néonatals mobilisent également un grand nombre d’infirmières et, de plus en plus, les parents eux-mêmes. Dans les services, on croise également des psychologues et des travailleuses médico-sociales.
3.1. Les néonatologues et les gynécologues-obstétriciens
Une néonatologue fait visiter les salles d’accouchement à Hugues Dusausoit. « La rencontre terminée, elle me précise que les perspectives des deux spécialités sont différentes : “nous n’avons pas le même patient”. » L’une dit « fœtus », l’autre dit « bébé ». Une néonatologue d’un autre service précise : « pour les gynécologues, une naissance à 24 semaines est un échec… celui de ne pas avoir pu mener la grossesse de la patiente à terme ». Malgré cela, toutes deux estiment que la collaboration avec les obstétriciens de l’hôpital est bonne, voire excellente. Une néonatologue évoque la mise en place d’« un bon esprit », une autre souligne la bonne communication.
Deux gynécologues-obstétriciens ont manifesté un grand intérêt pour la recherche et lui ont consacré un peu de leur temps. Ils estiment également que leur collaboration avec les néonatologues est excellente. Prenant l’exemple d’une pré-éclampsie, ils reconnaissent une différence de point de vue entre spécialistes : « le gynécologue aura tendance à dire à propos du bébé : “on doit le sortir”, et la néonatologue à se plaindre ensuite : “pourquoi vous l’avez sorti si tôt” », rapporte H. Dusausoit. Ici les gynécologues passent au NIC pour voir l’évolution des grands prématurés, ailleurs, la collaboration est jugée plutôt difficile. Une néonatologue souligne la différence de point de vue au moment des décisions de réanimation à l’anténatal : « le gynécologue fera ressortir les pronostics négatifs, la néonatologue les positifs ». Dans certains cas, la collaboration entre certains gynécologues-obstétriciens et certaines néonatologues peut même être totalement absente. Certes, comme le rappelle le chercheur, il n’y a en théorie pas d’autres patients que la femme enceinte tant qu’il n’y a pas d’accouchement, « mais l’avenir d’un grand prématuré dépend notamment du fait qu’une maturation par corticoïdes ait été entreprise durant la période anténatale ».
3.2. Les infirmières et les médecins
Les points de vue peuvent varier au sein même des services. Infirmières et néonatologues reconnaissent souvent une différence dans leur évaluation de la pertinence des soins. Les infirmières semblent généralement plus promptes que les néonatologues à identifier de l’acharnement thérapeutique dans la prise en charge des enfants nés très prématurément.
Les infirmières sont plus proches des patients et donc de leurs souffrances et en néonatalogie les soins sont bien souvent aussi porteurs de souffrances. Un enfant né très prématurément reçoit des soins toutes les trois ou quatre heures. « La plus grande proximité des infirmières avec leur patient est donc aussi une plus grande proximité avec le dilemme que posent leurs soins. Et on imagine aisément que les soins de développement n’ont fait qu’accentuer la tension que vivent les infirmières : plus sensibles aux réactions de leurs patients, elles sont également plus sensibles à la douleur qu’elles leur font subir », analyse le chercheur.
Pour s’en rendre compte, il suffit de les entendre parler à leurs patients, rebaptisés « p’tit chou », « p’tit chat », leur dire « dans quel monde t’arrives… », « mais t’es un champion toi », « on va te laisser profiter maintenant »… « À travers ces mots, il m’a semblé que c’était autant elles-mêmes que leur patient qu’elles cherchaient à rassurer », ajoute-t-il.
Pour une néonatologue, cette sensibilité est parfois jugée excessive, trop focalisée sur les moments douloureux vécus par le patient, sans voir tout ce que ce dernier est parvenu à mobiliser pour dépasser de tels moments. Pour une autre la perception de la douleur par les infirmières dépend de ce qu’elles imaginent être le futur du patient. Cette explication semble faire écho à une autre différence entre infirmières et néonatologues, qui ont des consultations de suivi, revoient certains de leurs patients des années plus tard alors que les infirmières, excepté lors des visites spontanées d’anciens patients et de leurs parents, n’ont pas souvent l’occasion de regarder au-delà de la souffrance du présent.
Les différences de perspective entre infirmières et néonatologues ne concernent pas seulement les patients et leurs soins. Elles peuvent également s’appliquer aux parents dont les infirmières se disent aussi plus proches : « on passe des heures avec les enfants ou les parents alors que les médecins ou la psy ne les aperçoivent que quelques instants ». La réalité se partage ainsi en points de vue d’autant plus difficiles à dépasser que les rapports entre les soignantes sont hiérarchiques.
Les différentes perspectives pourront être plus ou moins exprimées, selon les services, et sans doute plus encore selon les personnes. « Au-delà des individualités, j’ai remarqué qu’un service cultivait une liberté de parole qui peut aller jusqu’à transcender les hiérarchies tandis qu’un autre semblait chercher à dépasser les clans en multipliant les réunions. Dans d’autres encore, on semble ne pas considérer le problème et le clivage entre les néonatologues et les infirmières y apparaît d’autant plus marqué. Les réunions seront seulement organisées dans l’après-coup, pour tenter de répondre à une situation problématique plutôt que de la prévenir. Dans l’un d’eux, les échanges entre infirmières et néonatologues semblent même réduits au strict minimum », décrit le chercheur.
Dans les services de néonatologie intensive, la souffrance n’est pas seulement du côté des patients et de leurs parents. « Sans doute la souffrance est-elle inhérente au métier. » Dans tous les services, les infirmières sont pour la plupart très jeunes et le taux de rotation est important. Pour l’expliquer, une cheffe de service souligne l’importance de leur charge de travail et, en comparaison aux néonatologues, leur moins grande liberté pour l’organiser. Ainsi, les néonatologues restent, tandis que les infirmières « font dix ans puis passent à autre chose », engendrant un écart d’âge susceptible d’encourager un peu plus encore les rapports hiérarchiques.
La répétition des décès est également très éprouvante, en particulier pour les infirmières en charge de ces patients et lorsque les circonstances peuvent laisser penser qu’une erreur a été commise de leur part. « Dans pareils cas, je remarque que les équipes se répètent qu’elles sont une équipe, même lorsque cela n’a rien d’évident, dit le chercheur. Ainsi énoncée, l’absence de ce qui devrait aider est encore plus manifeste. » Les néonatologues ne sont pas épargnées. C’est à elles que revient la lourde responsabilité morale et juridique des décisions et des pratiques de fin de vie. Face aux décisions difficiles, il s’agira pour certaines équipes de travailler ensemble à trouver un consensus permettant à chacune d’adhérer à une décision commune malgré les différences de point de vue. D’autres équipes médicales y sont moins attentives ou y parviennent plus difficilement, et risquent d’être particulièrement éprouvées. « Cela peut notamment conduire certaines néonatologues à prendre des décisions seules, parfois contre l’avis des autres membres de l’équipe, ou à pratiquer des actes, notamment de fin de vie, qu’elles désapprouvent. Dans un cas comme dans l’autre, l’équipe n’en est plus vraiment une et, pour chacune de ses membres, la réalité qui semblait suffisamment dure se révèle plus dure encore. »
3.3. Les parents et les soignantes
« Sans doute convient-il de considérer aussi les parents comme des soignantes, expose le chercheur. Certains services s’y appliquent, d’autres moins. Significative à cet égard est la possibilité offerte aux parents d’assister à certaines discussions médicales à propos de leur enfant. Plus significative encore est la manière dont les soignantes évoquent cette possibilité. »
Une infirmière explique qu’il n’est pas question de permettre aux parents d’être présents aux tours médicaux : « ce n’est pas notre philosophie ». Les parents seraient trop pris émotionnellement pour prendre part à une discussion scientifique, ce serait également trop compliqué à mettre en place… Dans un autre service, les parents sont invités à venir au tour médical une fois par semaine. Selon la néonatologue, la possibilité d’inclure les parents est importante pour deux raisons : c’est un moment d’information pour les parents et cela leur permet de se rendre compte que les décisions quant à leur enfant sont le résultat d’un travail d’équipe. Dans un autre service, aussi adepte de cette pratique, celle-ci a été adaptée aux contraintes horaires afin de pouvoir être menée dans les meilleures conditions possible. En effet, cela prend plus de temps et ce ne serait pas possible en permanence, mais cette possibilité est offerte aux parents deux fois par semaine. « Mais ce n’est pas si simple. Même dans ce service, on m’explique que peu de parents s’emparent de cette possibilité qui leur est offerte, dit Hugues Dusausoit. Pour beaucoup d’entre eux, les difficultés n’ont pas attendu leur entrée à l’hôpital. Dans tous les services, on m’a rappelé le lien entre précarité et prématurité. Le lien avec la toxicomanie est également toujours souligné. » Fréquenter les parents soumet un nouveau dilemme aux soignantes. Elles sont conscientes que les parents doivent être et seront les premiers soignants du patient, mais ils peuvent apparaître comme la menace la plus grave qui pèse sur lui. Dans certains services, le dossier infirmier du patient contient aussi des observations sur ses parents.
« Les soignantes semblent partager les parents en deux catégories : les “chouettes”, c’est-à-dire ceux qui ne “sont pas contraires”, la mère “souriante”, “de bonne volonté”, qui “tire bien son lait” ; les parents qui respecteront les soignantes, les écouteront et s’en tiendront à leurs informations, ceux qui feront ce qu’on attend d’eux. Et les autres. » Les parents doivent ainsi s’impliquer au maximum, mais ne pas en faire de trop. Les « chouettes » sont ceux qui saisissent la nuance.
3.4. Les psychologues, les PEP’s et les assistantes sociales
La psychologue, la PEP’s (partenaire enfants-parents, anciennement TMS, travailleuse médico-sociale) et l’assistante sociale occupent une place à part parmi les soignantes. « Elles ne relèvent pas de la pédiatrie, elles apparaissent à la marge, mais elles sont souvent au centre des tensions. Par exemple, les tensions entre le MIC et le NIC réapparaissent lorsque la psychologue, la PEP’s ou l’assistante sociale ne travaillent pas simultanément dans ces deux services. Cela complique également leur travail auprès des parents », note le chercheur. Cela posera moins problème là où la psychologue, la PEP’s ou l’assistante sociale travaillent dans tout le pôle périnatal et couvrent les grossesses à risque, la maternité et la néonatalogie. « Toutes s’accordent sur les bénéfices d’un tel suivi global pour les personnes qui en font l’objet. Et l’accompagnement apparaîtra encore plus profitable lorsqu’il est présent dès le début de la grossesse et qu’il se poursuit jusqu’au retour à domicile. »
La psychologue, la PEP’s et l’assistante sociale doivent trouver leur place dans le service, quelque part entre les néonatologues et les infirmières. Une place très variable d’un service à l’autre. « Ici, note encore le chercheur, la psychologue semble se tenir en équilibre entre les néonatologues et les infirmières. Là elle semblera plus proche des infirmières. Ailleurs, la psychologue est essentiellement avec les néonatologues, et les relations entre elle et les infirmières apparaîtront plus difficiles. »
Le rôle de la psychologue est d’accompagner les parents dans l’épreuve qu’ils vivent. Mais c’est parfois plus que cela, car la souffrance ne concerne pas que les parents. « Une psychologue m’a dit avoir ajouté une part institutionnelle à son travail, une part qu’elle définit comme le fait de prendre soin de l’équipe. Elle assure l’organisation des débriefings après les décès et joue souvent le rôle de médiatrice lors des réunions, notamment lorsqu’il s’agit de se positionner dans l’optique d’une fin de vie », confie le chercheur. Dans les autres services, plusieurs psychologues diront très clairement refuser d’assumer une telle fonction, soulignant qu’il n’est déontologiquement pas souhaitable de prendre en charge ses collègues : « c’est compliqué quand on est sollicitée par des infirmières, car on ne sait pas si elles s’adressent à la collègue, à l’amie ou à la psy ». Pour autant, toutes les psychologues lui ont dit veiller à être présentes lors des moments difficiles. Mais même lorsqu’il est exclu qu’elles prennent en charge leurs collègues, les psychologues considèrent rarement que les parents sont leurs uniques patients. « Souvent, elles ajoutent l’enfant. “Mon patient, c’est le lien”, m’a dit l’une d’elles. Pour une autre, l’enfant est même son “premier patient” ».
Les psychologues interviennent encore à un autre niveau. Lors des « tours psychosociaux » que souvent elles mènent, l’enjeu semble parfois voire surtout de déterminer si les parents sont ou seront en mesure de prendre soin de leur enfant. « Leur travail se rapproche alors de celui que les PEP’s et les assistantes sociales définissent elles-mêmes comme étant le leur : voir comment le bébé va être accueilli, matériellement, psychologiquement et intellectuellement. Le binôme que forment parfois la psychologue et la PEP’s ou l’assistante sociale prend alors tout son sens. »
4. Les prises de décision
En Fédération Wallonie-Bruxelles, aucun texte spécifique ne précise comment les néonatologues doivent agir lorsque des décisions relatives à une fin de vie sont à prendre. Le cadre normatif est celui qui s’applique à l’ensemble des médecins.
4.1. Le contexte éthique et juridique belge des prises de décision en médecine
L’éthique médicale contemporaine s’est construite en réponse au désarroi provoqué par les révélations répétées d’abus particulièrement graves de médecins sur des patients en situation de très grande vulnérabilité. Cette réponse a pris la forme de quatre grands principes éthiques énoncés en 1979 par T. Beauchamps et J. Childress[2] : le principe de bienfaisance, le principe de non-malfaisance, le principe de justice et le quatrième, qui impose une obligation pour les médecins, celle de respecter les capacités décisionnelles du patient. Cette obligation indique la nécessité avant toute intervention d’obtenir le consentement libre et éclairé du patient, c’est le principe d’autonomie.
Ces principes sont supposés reconnus valables par tous, mais ils entrent souvent en conflit entre eux. Un patient qui refuse des soins force son médecin à choisir un principe au détriment d’un autre : le soigner malgré lui et donc appliquer le principe de bienfaisance au détriment du principe d’autonomie ; respecter son souhait de ne pas être soigné et appliquer le principe d’autonomie au détriment du principe de bienfaisance, par exemple. Dans pareille situation, précise Beauchamp, « déterminer quel principe l’emporte dépendra du contexte particulier, dont les caractéristiques sont probablement uniques ». Il poursuit : « les quatre principes marquent le point de départ à partir duquel le travail réel commence, plutôt qu’un système de normes prêt à l’emploi pour tirer des conclusions morales sur les sujets problématiques en médecine. De plus, il est insupportablement optimiste de penser que nous pourrons un jour atteindre un système de normes parfaitement spécifiées en éthique médicale. »[3] Toutefois, l’idée selon laquelle le principe d’autonomie doit primer sur les autres va rapidement s’imposer dans les argumentations éthiques et progressivement trouver sa traduction dans les textes normatifs.
Selon le droit médical belge, toute intervention médicale viole le droit fondamental de l’individu au respect de son intégrité physique et est, de ce fait, incriminée par la loi pénale. Pour qu’une intervention médicale puisse être considérée comme légitime, le droit exige plusieurs conditions. D’une part que l’intervention remplisse un but thérapeutique pour le patient, et donc vise la santé du patient. Les juristes soulignent que « la notion de santé peut être entendue de façon plus ou moins large et viser soit uniquement la santé physique, soit aussi le bien-être psychologique. On s’accorde aujourd’hui sur une définition large ; il convient certainement de se référer par priorité à ce que la personne elle-même considère comme bénéfique ou nécessaire pour sa santé »[4]. Précisons que, l’intervention du médecin étant soumise à son utilité thérapeutique, celui-ci doit s’abstenir d’entamer ou de poursuivre un traitement médicalement inutile et que c’est à lui, d’après les données actuelles et acquises de la science médicale, de déterminer si la situation apparaît avec certitude comme étant désespérée ; une considération qui n’a donc « pas en soi à être influencée par l’opinion du malade »[5]. D’autre part, le droit exige que l’intervention soit précédée du consentement du patient qui n’aura de sens que si ce patient est au préalable pleinement et adéquatement informé de sa situation. Pour reprendre l’exemple mobilisé plus haut, lorsqu’un patient refuse des soins en connaissance de cause, le droit belge contraint les médecins à respecter le principe d’autonomie au détriment du principe de bienfaisance. Cette reconnaissance du principe d’autonomie par le droit médical belge a été réaffirmée et renforcée par la loi du 22 août 2002, qui ne se présente plus en termes de « devoirs du médecin », mais de « droits du patient ».
Le contexte dans lequel émerge le principe d’autonomie présente toutefois un paradoxe. En effet, si l’on reconnait une plus grande autonomie du patient, on observe au même moment que les avancées médicales ont pour conséquence une multiplication de situations où le patient n’est plus, ou pas encore, en mesure de décider. Dès lors, comment appliquer le principe d’autonomie ? Dans pareils cas, les médecins doivent se soumettre aux souhaits préalablement exprimés par le patient. Le droit belge reconnait au patient majeur la possibilité de refuser anticipativement certaines interventions et de désigner un mandataire chargé d’exercer ses droits à sa place en cas d’incapacité. En cas d’absence de mandataire désigné, c’est aux proches, selon un ordre défini par la loi, qu’il sera demandé d’exercer les droits du patient. Si le patient est mineur, l’exercice de ses droits est confié aux parents ou au tuteur.
Concernant les situations où les droits du patient sont exercés par une autre personne que le patient lui-même, la loi belge relative au droit du patient précise que « dans l’intérêt du patient et afin de prévenir toute menace pour sa vie ou toute atteinte grave à sa santé, le praticien professionnel, le cas échéant dans le cadre d’une concertation pluridisciplinaire, déroge à la décision prise par la personne visée aux articles 12, 14, § 2 ou 3 [la personne chargée d’exercer les droits du patient]. Si la décision a été prise par une personne visée à l’article 14, § 1er [une personne que le patient a préalablement désignée pour se substituer à lui], le praticien professionnel n’y déroge que pour autant que cette personne ne peut invoquer la volonté expresse du patient »[6]. Ainsi, lorsque le principe d’autonomie ne peut ou n’a pu être exercé par le patient, que ce soit de manière directe ou indirecte, les décisions seront soumises aux principes de bienfaisance et de non-malfaisance.
4.2. Le cas de l’extrême prématurité
L’extrême prématurité ne renvoie pas seulement à la problématique du patient incapable. « Elle questionne de manière plus fondamentale les limites de la vie humaine et le sens qu’on lui attribue, dit le chercheur. Si le droit n’entend pas répondre à de telles questions, il ne peut pour autant les éluder. Elles ressurgissent lorsqu’il lui faut définir la notion de patient et celle de personnalité juridique. » Le droit belge considère que la personnalité juridique débute à la naissance. Avant de naitre, le fœtus « est pars viscerum matris jusqu’au début du travail d’accouchement ; il relève de la maîtrise corporelle de la mère, encadrée par la loi, qui le protège comme entité humaine, mais non encore personne au sens juridique »[7]. La loi ajoute que l’enfant doit être né vivant et viable[8]. Cette dernière notion, comprise comme la « capacité physiologique à survivre » a été précisée par une limite légale fixée à 180 jours de grossesse, soit 28 semaines[9]. « Le contraste entre les textes de loi et la pratique actuelle de la néonatalogie en Belgique et dans des pays comparables est saisissant, note Hugues Dusausoit. Les nouveau-nés sont réanimés bien avant la 28e semaine et des interruptions des traitements curatifs, voire des pratiques de fin de vie active, sont décidées pour des enfants qui pourraient survivre. »
Quels sont dès lors les critères qui guident actuellement les prises de décision relatives à l’extrême prématurité ? Et la manière dont ces décisions sont prises.
4.3. Les critères pour décider
Beaucoup de néonatologues insistent sur l’incertitude. « L’une d’elles me dit avoir tellement rassuré de parents à tort, et inversement en avoir tellement inquiété à tort, qu’elle se garde bien aujourd’hui de faire des pronostics, “plus j’avance et plus je sais que je ne sais pas”. Une collègue abondera dans le même sens, indiquant qu’elle comprend de mieux en mieux la phrase prononcée par une de ses professeurs : “suspendez votre pouvoir prédictif”. Pourtant, malgré cette incertitude, il faut décider, rapporte le chercheur. Quels sont les critères mobilisés à cette fin ? Sur le terrain, j’ai surtout rencontré les deux principaux : le seuil de viabilité et la qualité de vie du patient. »
Le seuil de viabilité
La viabilité est définie comme « la capacité physiologique à survivre ». Les textes de loi recourent à un seuil selon lequel un nouveau-né est viable à partir de la 28e semaine. « Ce seuil n’ayant plus de pertinence au regard des progrès accomplis en néonatalogie, il peut sembler logique de répondre simplement à ce problème en réévaluant le seuil de viabilité pour tenir compte de l’évolution de la médecine néonatale. Plusieurs pays ont modifié leur législation dans ce sens. La limite est fixée à 24 semaines en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, et à 22 semaines au Danemark, par exemple. Il arrive, comme en Allemagne et en Autriche, que la viabilité soit définie uniquement à partir du poids de l’enfant à la naissance, lequel devra être d’au moins 500 grammes. Certains pays combinent ces deux critères, l’âge gestationnel et le poids. C’est aussi le choix de l’Organisation mondiale de la santé qui définit la viabilité à partir d’un terme de 22 semaines ou d’un poids de 500 grammes[10]. »
Il semble que c’est ce raisonnement que la très grande majorité des services de la Fédération Wallonie-Bruxelles a également suivi, devançant ainsi le droit. La première étude, pilotée par Isabelle Aujoulat et présentée en début de ce dossier, a permis de mettre en évidence que l’âge gestationnel continue de jouer ce rôle de seuil puisque, excepté deux néonatologues (sur les 58 ayant répondu au questionnaire), toutes s’accordent à considérer qu’aucune réanimation ne sera envisagée en deçà de la 24e semaine[11]. C’est aussi, ce qui peut être lu sur le site internet d’un de ces services, ajoutant le poids comme critère : « Nous prenons donc en charge l’ensemble des problèmes liés à la prématurité (à partir de 24 semaines d’âge gestationnel et de 500 g de poids de naissance) ».
Sur le terrain, seules deux néonatologues d’un même service se sont montrées critiques à l’égard de ce seuil. Dans leur protocole, les soins de confort sont la règle en cas de naissance à la 22e ou 23e semaine, mais une réanimation est envisageable si elle est « désirée par les parents » et si elle est « jugée adéquate » au regard de l’ensemble des facteurs cliniques jugés pertinents pour établir un pronostic (sexe, poids fœtal estimé/retard de croissance intra-utérin, chorioamniotite, grossesse multiple, degré de certitude de l’âge gestationnel). À l’inverse, la règle est la réanimation si la naissance survient à la 24e ou 25e semaine, mais des soins de confort sont envisageables si « désirés par les parents et jugés adéquats » selon les mêmes critères cliniques. Mais « les protocoles sont faits pour être violés » aime à répéter l’une de ces deux néonatologues. Il n’y a pas de sens à vouloir se conformer à un protocole, car cela reviendrait à s’interdire de prendre en considération la singularité des situations rencontrées…
La qualité de vie
Lorsque le patient est susceptible de survivre (et est âgé d’au moins 24 semaines), c’est l’évaluation de sa qualité de vie, notamment suite à un handicap lourd, qui s’impose comme le principal critère pour décider de son éventuelle fin de vie. « Le maintien de la vie du patient est désormais conditionné à une évaluation de sa qualité de la vie par les médecins. Ce glissement, que l’on observe de manière générale dans l’interprétation contemporaine du droit médical, n’est pas sans poser question, relève le chercheur. On reconnaitra sans peine l’expertise des médecins lorsqu’il s’agit de déterminer la meilleure manière de maintenir la vie, et on comprendra que ce soit à eux que le droit ait confié cette mission. Toutefois, cela apparaît plus problématique concernant l’évaluation de la qualité de la vie qui est une notion à la fois subjective et pluridimensionnelle. » Pour le dire autrement, si évaluer la possibilité pour la vie de se maintenir relève de la médecine, évaluer la qualité d’une vie excède la médecine et ne peut y être réduite.
Autres critères
D’autres critères, qui ne sont pas toujours liés aux données médicales du patient, peuvent intervenir dans les prises de décision : les convictions philosophiques ou religieuses, le milieu socio-économique ou la toxicomanie de la mère y figurent parfois pour décider d’une réanimation. La littérature indique également que le parcours procréatif et familial influence les prises de décision. Sur le terrain, la présentation d’une situation inclut presque toujours des informations sur le contexte procréatif (procréation médicalement assistée ou non, grossesse désirée ou « bébé surprise », caractéristiques des éventuelles grossesses antérieures, « grossesse précieuse »…) et familial (la présence et l’attitude du père, l’existence d’autres enfants…).
5. Le processus décisionnel
La législation d’application en Fédération Wallonie-Bruxelles n’apparaît pas plus utile pour définir la manière de prendre les décisions de fin de vie concernant les nouveau-nés. « Les services semblent libres de déterminer eux-mêmes comment procéder, ou libres de ne rien déterminer du tout, remarque le chercheur. Les manières de faire varient selon les services, et parfois même selon les néonatologues d’un même service. » Pour rendre compte de ce qu’il a pu saisir de ces diverses pratiques, il les envisage à la lumière des modèles de prise de décision habituellement utilisés par l’éthique clinique.
5.1. Le modèle de l’information
C’est une tentative de concrétisation du principe d’autonomie. Transposé à la néonatalogie, ce modèle consiste à donner le pouvoir décisionnel aux parents. L’argument repose sur le fait que ce sont eux qui devront assumer les conséquences de la prise en charge de leur enfant et qu’il est logique que ce soient eux qui décident du niveau d’intervention. Les médecins doivent leur offrir toutes les informations nécessaires afin qu’ils puissent choisir de manière éclairée l’option qui aura leur préférence parmi l’ensemble des alternatives thérapeutiques possibles. Les médecins prendront garde de ne pas les influencer en communiquant avec eux de la manière la plus neutre possible.
Ce modèle fait face à au moins trois grandes limites.
- Il suppose l’existence d’informations médicales claires qu’il suffirait de communiquer aux parents. Or, celles qui sont disponibles ne sont pas toujours d’une grande aide pour décider.
- Supposer que les médecins (ou quiconque) puissent faire preuve d’une grande neutralité dans un contexte aussi incertain ne semble pas très pertinent, tant pour la présentation de la situation médicale de l’enfant que pour les alternatives thérapeutiques qui seront offertes ou non aux parents.
- Ce modèle apparaît peu rassurant pour les parents. En effet, l’idéal de neutralité de ce modèle pousse les médecins à adopter une attitude distante, laquelle est perçue par les parents comme un abandon et renforce leur sentiment de détresse[12].
Cette position semble s’être essentiellement développée en Amérique du Nord et y est actuellement remise en question.
5.2. Le modèle de l’expertise
Ce modèle illustre le traditionnel paternalisme médical. En raison de ses connaissances et de son expérience, le médecin est le plus à même de déterminer ce qui est bénéfique pour son patient, et donc de décider. L’avis des parents doit être recueilli, mais il est consultatif comme celui des autres soignants. « C’est la position qui m’a semblé la plus présente dans les services, note le chercheur. Pour l’expliquer, certaines néonatologues avancent que les parents ne doivent pas participer aux prises de décision en raison de leur “incompétence médicale”. De même, elles estiment parfois que les parents sont trop affectés pour y participer, ou encore qu’il faut les préserver du poids des décisions à prendre. »
Mais ces arguments ne tiennent que si l’on considère que les décisions à prendre sont exclusivement d’ordre médical. Or, la question de savoir quelle vie vaut ou non la peine d’être vécue excède le seul champ de la médecine et ne peut être uniquement envisagée sous l’angle d’une rationalité scientifique. Ce serait nier la nature profondément éthique de la question.
Des néonatologues reconnaissent sans ambiguïté les limites de l’expertise scientifique pour la problématique dont il est ici question : « la décision n’est ni technique, ni scientifique, ni Evidence-Based Medicine… mais essentiellement humaine, impliquant valeurs et émotions tant chez les patients que chez les soignants. » Des infirmières le soulignent également en indiquant combien l’expertise scientifique est loin d’expliquer (seule) les prises de décision des médecins. L’une insiste sur : « la très grande subjectivité des avis, chacune percevant les situations en fonction de qui elle est, de ce qu’elle a elle-même vécu… ».
Quant à l’argument sur la nécessité de préserver les parents du poids des décisions, il omet de prendre en considération ce que les parents pourraient avoir à dire à ce sujet. Si les parents ne « revendiquent en général pas de prendre les décisions les plus graves », c’est tout simplement parce qu’ils ne perçoivent pas que ces décisions sont à prendre. « S’il y a une violence dans le fait de placer les parents face aux décisions de fin de vie, il pourrait y avoir une violence tout aussi grande à ne pas leur permettre de se prononcer et à décider à leur place », dit le chercheur, qui a pu observer que certaines néonatologues souhaitaient impliquer davantage les parents, leurs propos laissant penser à l’adoption d’un autre modèle, celui du consentement.
5.3. Le modèle du consentement
Dans ce modèle, les médecins identifient ce qui leur apparaît comme étant la meilleure décision à prendre, mais plutôt que d’uniquement informer les parents de cette décision, elles la soumettront plus ou moins ouvertement à leur consentement. « De nombreuses néonatologues m’ont semblé sensibles à cette approche, affirmant “ne jamais aller à l’encontre des parents” », dit le chercheur.
L’autorité médicale reste très forte puisque seules les médecins déterminent ce qui sera présenté comme la meilleure décision à prendre et si certaines néonatologues disent ne jamais aller à l’encontre de l’avis des parents, cela n’implique pas pour autant que leur consentement sera expressément demandé. « Autrement dit, ajoute le chercheur, les parents devront avoir une idée précise de ce qu’ils veulent et être en mesure de le faire savoir. De plus, il est permis de penser que le consentement obtenu n’en soit pas toujours véritablement un. Dès lors que les médecins se sont déjà entendues sur ce qu’il convient de faire, leur présentation de la décision risque d’être biaisée par cette volonté d’obtenir le consentement des parents. » Sur le terrain, des néonatologues reconnaissent ce phénomène. L’idéal serait évidemment de parvenir à conjuguer les avantages du modèle de l’information et celui de l’expertise tout en évitant d’en reproduire les désavantages. C’est précisément ce que tente de réaliser le modèle de la prise de décision partagée.
5.4. Le modèle de la prise de décision partagée
Ce modèle défend l’importance de la participation du médecin et du patient, ou ici de ses parents. Il implique un échange d’informations qui ne va pas seulement du médecin vers les parents comme dans les précédents modèles, mais également des parents vers le médecin. Le médecin doit s’enquérir de la vie des parents, de leurs valeurs et de l’impact potentiel des décisions à prendre pour leur vie quotidienne. « Il s’agit d’envisager une véritable collaboration débouchant idéalement sur une décision construite ensemble et acceptable aussi bien pour le médecin que pour les parents. »
Ce modèle présente plusieurs avantages. En veillant à accorder aux parents une véritable place et un véritable rôle, il les respecte autant que les soignantes. Il reconnait la nature éthique des dilemmes que pose la très grande prématurité en ne les confiant plus à la seule sphère médicale. Enfin, il permet d’éviter que certaines personnes, parents ou médecins, aient à porter seules le poids des décisions.
Ce modèle est souvent considéré en éthique médicale comme le modèle à privilégier, mais il est difficile à mettre en place. D’autant plus dans le contexte particulier de la néonatalogie puisque la décision ne peut être partagée avec le patient directement, mais avec ses parents, lesquels pouvant ne pas être d’accord entre eux. De même, on imagine que certains parents ne souhaitent pas participer aux prises de décisions, en particulier lorsque celles-ci sont relatives à la fin de vie de leur enfant.
Le chercheur a pu observer que les parents n’étaient visiblement pas associés au processus décisionnel. « Mais il ne s’agit pas pour autant d’en conclure que ce modèle est absent des services et encore moins qu’il est impossible, dit-il. Ce que révèle le terrain, c’est qu’aucun de ces modèles n’existe en soi, bien reconnaissable, car séparé des autres par des frontières étanches et facilement identifiables. Même si ce que j’ai observé me semblait souvent faire écho au modèle de l’expertise ou au modèle du consentement, certaines attitudes témoignaient également d’une attention très particulière aux parents. Des néonatologues ne se contentent pas d’exposer leur décision aux parents et de faire en sorte qu’ils y adhèrent. » Une néonatologue insiste sur l’importance de ne pas oublier les parents « qui ne disent rien, qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas… car c’est souvent le signe de grandes difficultés ». Une autre indique ne pas se satisfaire des parents qui leur demandent de « faire pour un mieux ». Dans pareils cas, au contraire, « commence un long travail d’exploration ». Si, selon les observations, il semble difficile de dire que les parents participent aux prises de décision, il semble aussi difficile de dire qu’ils en sont totalement absents. « Peut-être ne s’agit-il pas tant de voir les choses en termes de “modèle appliqué” et de “modèle à appliquer”, suggère le chercheur. Peut-être s’agit-il plutôt de réfléchir à la possibilité, à l’opportunité et aux modalités d’un plus grand partage dans les prises de décision. »
6. Accroître le partage dans les prises de décision
6.1. La réflexivité au sein des équipes
Accroître l’implication des parents dans les prises de décision est plus exigeant pour les néonatologues, cela suppose qu’elles souhaitent et soient capables d’aider les parents à clarifier leurs valeurs. Et cela commence par une très grande réflexivité de la part des soignantes. Cette réflexivité est aussi à envisager collectivement au niveau des services. Les débriefings, que les services organisent parfois ou systématiquement suite à un décès, s’inscrivent déjà dans cette démarche. Le chercheur a vu une grande disparité au sein des différents services entre des soignantes très mobilisées par les questions éthiques et la démarche réflexive qu’elles nécessitent, et d’autres qui le sont moins. Dans plusieurs services, il a remarqué l’existence de « groupes de travail » dans lesquels des soignantes volontaires réfléchissent ensemble sur certains thèmes. « C’est, m’a-t-on dit, de cette manière que des pratiques aussi difficiles à mettre en place que les soins de développement ou encore les soins palliatifs ont pu se développer avec succès au sein des services », rapporte-t-il. L’avantage de ces groupes de travail est double. Ils prennent d’emblée en considération les spécificités propres à chaque service et ils permettent aux acteurs directement concernés de s’approprier la problématique et les manières d’y répondre. « Dans quelle mesure un groupe de travail interrogeant les processus décisionnels ne pourrait-il pas se développer avec les soignantes qui se sentent investies par ces questions et qui pourraient alors partager ensuite leurs réflexions avec les autres membres de l’équipe ? Plusieurs néonatologues ont semblé trouver cette piste pertinente. L’une d’entre elles, à l’origine d’un tel groupe à propos des soins palliatifs, a indiqué l’importance de prendre de la hauteur et de ne pas en rester au niveau du service. Son expérience l’amène à souligner l’importance du moment périnatal où, “un pied avant la naissance et un pied après”, la réflexion se poursuit avec d’autres soignantes comme les sages-femmes et les gynécologues-obstétriciens. »
6.2. L’attention aux dispositifs
Face à la singularité et à la complexité des situations où il est question de fin de vie, les « réunions collégiales » présentent un intérêt : plutôt que d’espérer déterminer a priori une réponse, comme c’est le cas avec le recours à des protocoles, cette approche entend déterminer le cadre dans lequel penser ces situations.
L’éthique ne peut se résumer à suivre une procédure. Mais on pourra souligner que la procédure a le mérite de faire qu’une réunion ait lieu… même si une plus grande formalisation des prises de décision ne garantit pas leur qualité. « À l’inverse, nuance le chercheur, cela n’implique pas que cette formalisation ne permette pas cette qualité. Cela semble dépendre des personnes et des contextes, et c’est en cela qu’il pourrait être intéressant de laisser à chaque équipe le soin d’y réfléchir. » De manière spontanée, un groupe contraint fonctionne difficilement de manière satisfaisante : permettre d’atteindre plus facilement un consensus est l’un des intérêts de recourir à un cadre plus formel. De même, il apparaît bénéfique de poursuivre la réflexion, souvent déjà entamée par les équipes, sur la forme que doivent prendre les échanges entre les soignantes et les parents. Certaines néonatologues expliquent l’importance de se faire toujours accompagner par une infirmière, voire par une autre néonatologue qui sera en mesure d’observer et d’intervenir si besoin. Une autre insiste sur l’importance de faire écho à la réunion d’équipe afin que les parents réalisent que ce n’est pas la décision d’une seule médecin, ou encore l’importance de « laisser des choix aux parents, aussi petits soient-ils », etc.
6.3. Les ressources disponibles
La connaissance des infirmières
La question est de savoir si les infirmières disposent d’une expérience et d’un regard susceptibles d’enrichir les prises de décision. Il semble que ce soit le cas pour plusieurs raisons.
« À deux reprises, raconte le chercheur, une néonatologue m’a parlé de l’importance du contrôle, du fait que les médecins veulent “garder le maximum de contrôle”. Je pense que c’est un élément clé, notamment pour comprendre les résistances à l’accroissement du partage dans les prises de décisions. Cela m’a fait penser à un autre échange : commentant la construction des premières chambres au sein du service, une autre néonatologue m’avait confié que cela avait été difficile pour les infirmières de se faire à l’idée des chambres, car “elles ne peuvent pas voir tout ce qui se passe”. Il y a eu “une perte de maîtrise” au profit des parents et elles ont dû “apprendre à leur faire confiance”, “mais maintenant ça va”. Ainsi, je me demande si, en adoptant progressivement les soins de développement, les infirmières n’ont pas déjà réalisé à leur niveau les changements que des prises de décision plus partagées demanderaient aux néonatologues. Les infirmières ont en effet elles-mêmes déjà dû renoncer à tout maîtriser et appris à faire confiance aux parents. Pour ces mêmes raisons, elles ne cessent d’interagir et de composer avec eux. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, même si elles indiquent que leur travail est devenu plus complexe, elles ne remettent pas pour autant en question cette évolution. Ce n’est pas tant cette complexité en elle-même qu’elles déplorent, mais plutôt le fait que, selon elles, leur travail ne soit pas suffisamment reconnu. »
En raison de leur proximité avec le patient et ses parents, les infirmières semblent aussi disposer d’un savoir spécifique. Elles ne manquent jamais de le souligner, défendant à l’occasion une plus grande prise en considération des parents dans les prises de décision : « on devrait être plus à l’écoute des parents », « c’est nous qui, au jour le jour, pouvons les sentir ». Cette spécificité est soulignée par des parents : « on a même parfois plus confiance dans les infirmières [que dans médecins], car on est plus proche ».
Certaines néonatologues le reconnaissent, et pourtant ce savoir n’est pas toujours mobilisé. Le clivage entre les médecins et les infirmières est souvent très marqué. Les infirmières ne sont souvent pas présentes lors des prises de décision ou, dans les cas contraires, n’ont pas toujours l’impression d’être prises en considération. Elles rappellent qu’« elles ne disposent pas de pouvoir décisionnel », tout en affirmant que « les infirmières sont les premières à recevoir la souffrance des parents ». Il ne suffit pas de permettre aux infirmières d’être présentes pour que celles qui souhaitent s’impliquer puissent le faire. C’est pourquoi formaliser des « réunions collégiales » peut être utile, sans pour autant suffire.
La connaissance des parents vétérans
Il semble impossible de ne pas reconnaitre aux parents une connaissance intime de la prématurité. Ce n’est pourtant pas toujours le cas. « Il pourrait être utile de réfléchir à la manière dont cette connaissance des parents ayant fait l’expérience des services pourrait être mobilisée. Cela pourrait soutenir certains parents désireux d’avoir le témoignage de personnes ayant traversé des épreuves semblables. Voir que d’autres sont passés par là et ont pu s’en sortir est un encouragement. Cette connaissance peut permettre aux soignantes d’accéder à ce que vivent les parents et de prendre conscience de l’effet de certains mots ou de certaines pratiques sur eux. Cela pourrait aussi avoir un intérêt pour les personnes elles-mêmes qui décideraient de témoigner de leur expérience, même lorsqu’elle est douloureuse, comme en cas de deuil », suggère le chercheur.
La connaissance des anciens patients
Dans les études, les anciens patients n’apparaissent la plupart du temps que dans des statistiques se focalisant sur leurs séquelles. Pour les mêmes raisons qu’avec la connaissance des parents, il semble que mobiliser leur connaissance puisse être pertinent pour aider les futurs/nouveaux parents et les soignantes à construire du sens face aux questions bouleversantes que pose la grande prématurité.
7. L’éthique
La lecture de témoignages, et en particulier de parents vétérans, interroge la pertinence du questionnement éthique tel qu’il est généralement mené.
Dans son ouvrage Que deviennent les très grands prématurés de 26 semaines et moins ?[13], Sylvie Louis donne la parole à une vingtaine de parents qui témoignent de leur passage en néonatalogie intensive avec le recul d’une dizaine d’années. Tous parlent d’une transformation de leur vie et du regard qu’ils portent sur celle-ci. Ils se disent souvent incompris des institutions, du monde médical, de leurs proches. Les familles, les mères, se retrouvent souvent seules à devoir tout assumer. Pour certaines d’entre elles, leur vie s’est arrêtée le jour de l’accouchement et absolument tout depuis lors relève du sacrifice de soi. Elles apparaissent épuisées et c’est leur qualité de vie à elles qui pose aussi question.
« Une autre question semble s’imposer au-delà des soignantes et des parents, et donc au-delà de cette recherche-ci, ajoute le chercheur. Si tant de moyens sont accordés au développement de la néonatalogie, mais si peu à l’accompagnement de ceux qui ont besoin d’aide suite aux effets de ce développement, il semble permis de penser que cette répartition des moyens n’a pas pour finalité première les intérêts du patient. Quelle est donc cette finalité première qui motive tant d’investissements en néonatalogie et qui est à l’origine des dilemmes auxquels doivent faire face les parents et les soignantes ? N’est-ce pas cette finalité que l’éthique doit aussi, et peut-être surtout, questionner ? »
8. Conclusion ?
Difficile de conclure quand le chercheur a lui-même choisi de ne pas conclure… laissant judicieusement aux acteurs rencontrés le soin de le faire à leur manière, en s’appropriant ce travail d’observation. Le rapport de cette recherche a donc été envoyé aux personnes de contact des cinq services dans lesquels elle s’est déroulée, les invitant à le partager avec l’ensemble de leurs collègues (néonatologues, infirmières, psychologues, PEP’S, assistantes sociales…). Leurs retours figurent dans les dernières pages du dossier. « Chacune peut dire ce qui pour elle a du sens ou n’en a pas, souligne le chercheur. C’est important parce que mon recueil est fragmentaire, parce que ces services ont accepté de m’accueillir et que la démarche ethnographique est très intrusive. J’ai accédé à beaucoup de choses sur le terrain et j’ai trouvé tout le monde très ouvert à ma démarche. J’ai reçu une grande confiance de leur part, ce que je trouve admirable, car ce sont des situations très délicates. À aucun moment on ne m’a mis de côté ni empêché de voir. »
Pas de conclusion générales officielles donc, mais nous avons recueilli celles de deux néonatologues du CHU Saint-Pierre, à Bruxelles, qui ont participé à la démarche.
Pour le Dr Marie Tackoen, les effets de ce travail ont été immédiats : « Le fait d’expliquer au chercheur comment on fait les choses permet déjà de réfléchir, dit-elle. Et de voir ensuite comment ça se passe dans d’autres services… » Pour le Dr Inge Van Herreweghe, il était réconfortant de constater qu’elles n’étaient pas les seules à être confrontées à ces questions d’éthique. « Cela nous a fourni une sorte d’évaluation par rapport aux autres centres, dit-elle, appréciant la possibilité que chacun a eue d’exprimer ses difficultés. On s’est senti plus libre de parler au chercheur qu’à des confrères ou à des consœurs. Grâce à sa personnalité notamment, les échanges ont toujours très riches. Les discussions sont quelquefois plus difficiles en interne et il faut dire aussi qu’on n’a pas souvent le lieu pour le faire, d’autant plus depuis un an avec le Covid. »
La pluralité des intervenants qui ont contribué à la recherche est aussi appréciée. « Nous avons des réunions avec nos pairs des autres services et des autres régions, des discussions ici dans l’équipe avec les infirmières, dit le Dr Tackoen, mais ce travail a mis en lumière nos jugements les uns envers les autres. Je ne m’y attendais pas. Le partage du vécu des médecins, des infirmières et aussi des travailleurs psychosociaux est très intéressant. La difficulté d’une infirmière n’est pas la même que celle d’un médecin. » Le Dr Van Herreweghe abonde : « je pense que nous ne sommes pas confrontées de la même façon à une situation. Les infirmières vivent les situations beaucoup plus intensément que nous et la décision de s’orienter vers des soins palliatifs se prend en équipe, mais c’est le médecin qui a la discussion avec le parent. » La communication pourrait être améliorée. « Dans certaines équipes, il y a une sorte d’incompréhension criante entre infirmières et médecins, poursuit le Dr Tackoen. Effectivement les fonctions et les rôles sont différents, mais quelque chose pourrait être fluidifié pour que chacun comprenne mieux la place et les difficultés de l’autre. La bienveillance est à améliorer. » La crise sanitaire n’arrange rien. « Notre relation avec les parents n’est plus la même, les gestes de réconfort ne sont plus les mêmes. On ne se touche plus, on n’ose plus poser une main sur une épaule, on ne se voit plus vraiment non plus avec les masques de protection… Beaucoup de choses passent par l’expression et ça, en ce moment, on l’a perdu. Cela rend les choses plus difficiles. La fratrie, les grands-parents qui venaient avant ne sont plus présents non plus… » Des circonstances qui touchent également la dynamique des équipes. Mais avec ou sans le Covid, le rapport de cette recherche continue à produire ses effets dans les centres NIC et dans les équipes. « Ce travail nous a fait lever le nez de notre guidon », résume le Dr Tackoen. Il a aussi largement permis d’amorcer le débat.
Pour toute information ou question concernant le rapport de la 2e phase : info@fondshoutman.be
[1] Aujoulat, I., Henrard, S., Charon, A., Johansson, A.-B., Langhendries, J.-P., et. Al., “End-of-life decisions and practices for very preterm infants in the Wallonia-Brussels Federation of Belgium”, in BMC Pediatrics, 2018. Dans cette première étude, « very preterm birth » désigne les naissances se produisant de la « 24 to 32 week’s gestation ». Soulignons ici que l’usage de l’âge gestationnel, qui correspond aux semaines d’aménorrhée, est celui qui prévaut chez les néonatologues et que, sauf précisions, ce sera également le cas dans ce texte.
[2] Beauchamps, T., Childress, J., The Principles of Bioethics, Oxford University Press, 1979.
[3] Beauchamp, T., “The ‘Four-principles’ Approach”, in Principles of Health Care Ethics, Chichester, 1994 (traduction française dans Philosophie du soin, Vrin, 2019).
[4] Génicot, G., Droit médical et biomédical, Editions Larcier, Bruxelles, 2016.
[5] Idem.
[6] Art 15, § 2 de la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient.
[7] Génicot, G., Droit médical et biomédical, Éd. Larcier, Bruxelles, 2016.
[8] Si le texte n’évoque pas directement la notion de viabilité, celle-ci peut être déduite des articles 331bis, 725 et 906 du Code civil.
[9] Leleu, Y.-H., Droit des personnes et des familles, Editions Larcier, Bruxelles, 2016 ; Rommelaere, C., “Article 80bis du Code civil, deuil périnatal et droit”, in Actualités du droit de la famille, 2010.
[10] Rommelaere, C., “Article 80bis du Code civil, deuil périnatal et droit”, in Actualités du droit de la famille, 2010.
[11] Aujoulat, I., Henrard, S., Charon, A., Johansson, A.-B., Langhendries, J.-P., et. Al., “End-of-life decisions and practices for very preterm infants in the Wallonia-Brussels Federation of Belgium”, in BMC Pediatrics, 2018.
[12] Orfali, K., Gordon, E., “Autonomy gone awry: a cross-cultural study of parents’ experiences in neonatal intensive care units”, in Theoretical Medicine, 2004.
[13] Louis, S., Que deviennent les très grands prématurés de 26 semaines et moins ? Des parents témoignent, des médecins réagissent, Éd. CHU Sainte-Justine et Enfants Québec, 2008.