Une pratique réflexive – une transformation du rapport au savoir – transforme-t-elle les rapports qu’une personne entretient avec elle-même, avec les autres et avec le monde ? Constate-t-on, dans les milieux scolaires et extrascolaires, des répercussions dues à la tenue récurrente d’ateliers-philo ? Les animateurs de PhiloCité en organisent depuis 2012 à l’école communale Les Erables, à Liège. Ils livrent les résultats de leurs nombreuses observations.
« Ce n’est pas en écoutant quelqu’un penser que l’on apprend à penser soi-même. » C’est le postulat des Nouvelles Pratiques Philosophique (NPP), dans lesquelles s’inscrivent ces ateliers. Leur spécificité est d’initier des réflexions orales et collectives. « Pour couper court à l’idée que l’on ne pense qu’en parlant ou en écrivant, nous y mêlons des pratiques artistiques », explique Alexis Filipucci, animateur et formateur. Ce principe n’est pas anodin. Il tient compte de la maîtrise du français des élèves. Mode d’expression et de pensée, la pratique artistique donne une prise aux enfants qui parlent moins facilement. Pour qu’une personne s’intègre, il lui faut aussi parfois franchir un cap affectif, ce que facilite également le travail artistique. L’atelier philo-artistique permet ainsi un travail plus fondamental : faire advenir et stimuler une pensée créative, originale et indépendante. « En outre, ajoute-t-il, les productions artistiques et philosophiques rendent possible leur exposition à des acteurs extérieurs de l’école, elles permettent de prolonger la réflexion en l’étendant au-delà de la classe. »
Cette année, les ateliers-philo se sont construits sur la thématique de la narration : « Le fil de l’histoire ». Les réflexions initiées par les discussions philosophiques ont permis aux enfants d’imaginer et de créer leur propre histoire, d’étoffer les personnages, d’alimenter le récit et ses rebondissements, de clarifier les valeurs en jeu. « Bref, d’offrir à leur histoire un fond solide, recherché, problématisé et argumenté, qui a du sens pour eux et pour leurs futurs spectateurs », résume Alexis Filipucci.
1. L’école
L’école des Érables est une école à pédagogie active. Elle insiste particulièrement sur deux aspects : l’auto-organisation des élèves (planification du temps et du travail, gestion de l’espace) et l’apprentissage de la démocratie via sa mise en place effective. Ce fonctionnement démocratique s’articule en différentes réunions et conseils (de classe, de cycle, d’école, de la communauté). L’adoption de la pédagogie Freinet date d’il y a sept ans et on distingue dans l’école deux types de parents : ceux dont les enfants étaient déjà présents avant (un quart) et ceux pour lesquels la pédagogie Freinet est un choix. Les premiers sont majoritairement issus du quartier, tandis que les seconds n’habitent pas forcément aux alentours et possèdent un capital socio-culturel relativement élevé. Cette mixité représente elle aussi une valeur pédagogique.
Les ateliers-philo ont débuté peu après ce changement et ils sont désormais inclus dans la pratique pédagogique. Du point de vue de la direction, leur introduction est naturelle puisque les règles qui y président sont proches de celles établies en classe et dans l’école.
2. Cycle 6-8 ans : « La pensée joueuse »
Ce dispositif est né de la collaboration entre la cellule Yapaka (Fédération Wallonie-Bruxelles) et PhiloCité. Il articule jeu théâtral et atelier-philo : la séquence théâtre précède un temps de pensée collective durant lequel le groupe réfléchit à ce qu’il a pu observer dans le champ des émotions et des effets sur les participants. « En se basant sur ce dispositif, l’animateur met l’accent sur le jeu de l’improvisation pour en arriver à ce qu’on peut nommer la philo-impro, qui permet de travailler son jugement, sa pensée et sa créativité par des exercices corporels pour se découvrir et explorer notre rapport aux autres différemment », explique Alexis Filipucci.
3. Cycle 8-10 ans : « Le très très très grand livre philo »
Sa fabrication a permis d’expérimenter diverses techniques de narration : synthèse collective graphique, portrait, argumentaire, élaboration de personnages fictifs en cadavres exquis, créations artistiques… pour dire la réflexion autrement qu’en mots. « Le livre est la trace vivante des ateliers de discussion et de création où nous cherchons à poser notre pensée, à l’exprimer par un processus à la fois individuel et collectif », précise Alexis Filipucci.
4. Cycle 10-12 ans : La réalisation de films d’animations
Les ateliers de discussions philosophiques ont amené les enfants à s’interroger sur les gestes créatifs propres à ce type de narration : le cadrage, le scénario (trame du récit, personnages, intrigue et rebondissements, contexte).
Chaque production a été élaborée de façon collective pour servir au plus près les réflexions des enfants. Pourquoi raconte-t-on une histoire ? Pourquoi cette histoire-là ? Que veut-on raconter ? Comment raconter en film d’animation ? Comment donner la vie à un personnage de papier ? L’apprentissage des techniques a toujours été mis en perspective par un questionnement sur le sens de ce qui était fait et à faire. « Jusqu’aux prises de vues, le sens n’a cessé d’être interrogé », ajoute l’animateur.
5. Analyse des observations
Philosopher, c’est une transformation de rapports. « Cette définition que nous donnons de la philosophie constitue en elle-même un double enjeu, expose Alexis Filipucci. Intellectuellement, la réflexivité, la capacité de mettre à distance, de décoller de l’immédiateté, constituerait le cœur de toute pratique philosophique. Socialement, la philosophie serait un vecteur de transformation et non une discipline venant consacrer des identités personnelle ou sociale figées. » Ces deux dimensions sont éminemment liées : se transformer, c’est prendre de la distance avec ce qu’on a été, c’est considérer qu’on peut changer seul et collectivement. « Ce sont ces transformations que nous avons cherché à observer », dit-il. Pour ce faire, l’équipe de PhiloCité s’est concentrée sur des faits non repérés jusqu’ici :
– La demande de généralisation (passer d’une question relative à l’histoire lue en début d’atelier à une question plus générale hors de ce contexte, par exemple) est spontanément appréhendée par les enfants comme une condition nécessaire au partage. C’est grâce à cela qu’ « on peut permettre à quelqu’un qui ne connaît pas l’histoire de participer à la discussion », expliquent eux-mêmes les enfants. De même, c’est en généralisant qu’« on peut mieux expliquer à nos parents ce qu’on a fait ». Il en va de même avec la capacité d’expliciter les présupposés d’une thèse.
– Les enfants ont très souvent repéré des différences dans leur façon de fonctionner, « ce qui exige de s’observer soi-même, d’observer l’autre et de prendre conscience de l’écart entre cette observation et ce qu’on attend comme étant une posture ou une remarque ‘normale’ », explique Alexis Filipucci. Cette conscience fine engendre un tout autre rapport aux consignes, dès le plus jeune âge. « Celles données par les animateurs ne semblent jamais être perçues comme l’imposition d’une autorité, mais plutôt comme quelque chose censé faciliter la tâche bien que ça puisse ne pas fonctionner. » Cette conscience double de ce que la consigne vise comme objectif et de son effet réel ici et maintenant sur la personne se manifeste dans le développement d’un esprit d’expérimentation.
– Les enfants valorisent davantage la dimension collective de la discussion que sa dimension intellectuelle. « Néanmoins, précise Alexis Filipucci, certains signes indiquent qu’ils ont tout à fait conscience d’un lien existant entre ces deux dimensions de l’atelier-philo : si l’enjeu premier est de faire groupe, c’est en réfléchissant ensemble à quelque chose que le groupe se crée. » L’intellect (penser mieux) n’est donc pas une fin en soi, c’est une puissante médiation pour la création d’un groupe plus réellement et fondamentalement collectif.
Le plaisir est présent à chaque atelier-philo. Il est un évident moteur de l’investissement et une conquête précieuse car il ne va pas de soi qu’on prenne plaisir à philosopher ensemble dès l’âge de six ans ! « Si la philo est un jeu, ce qui implique aussi certaines frustrations comme l’impression de mal jouer, c’est parfois un jeu grave, nuance l’animateur. Il arrive que la densité émotive des discussions soit difficile à soutenir, ou que l’effet de contraste avec les modalités d’interaction habituelles dans la famille soit douloureux. »
6. Analyse des interviews
Transformations par rapport à soi, par rapport au groupe et par rapport au monde… Les témoignages concordent quant à un surcroît d’attention et d’implication des enfants. « Cette culture de l’attention entraîne chez eux une plus grande présence à soi et à ce qui se passe dans la classe », résume Alexis Filipucci.
– Le rapport à soi. On peut avoir différentes manières de penser une même chose ; on voit une idée se transformer par rapport à notre idée de départ ; on peut penser autrement que les autres.
– Le rapport au groupe. La cohésion du groupe est renforcée par le fait que chaque idée est prise au sérieux : les enfants expriment posément et sans crainte leurs désaccords.
– Le rapport au monde. Les outils utilisés dans les dispositifs de l’atelier-philo sont transférés spontanément par les enfants dans d’autres moments de la vie scolaire ; dans d’autres contextes, ils continuent de réfléchir à ce qui a été pensé dans l’atelier-philo.
D’une manière générale, l’autorisation donnée aux enfants de penser et d’exprimer leur pensée dans un cadre sécurisé et codé (basée sur un principe de non-disqualification a priori de la parole) produit de la confiance en soi et en les autres.
7. Conclusions
« À l’issue de ce travail, on pourrait reformuler le principe général des ateliers-philo de cette manière : (faire) éprouver le plaisir d’élaborer des idées et les moyens de leur expression et, ainsi, éveiller ou entretenir le désir de réfléchir seul ou à plusieurs », dit Alexis Filipucci. La dimension de plaisir ou de joie est importante car elle est à la fois le moyen et le résultat de la pratique philosophique. « C’est parce qu’on a éprouvé du plaisir à penser que l’on souhaite rééditer l’expérience, et c’est parce que la pensée a été rendue possible que l’on a éprouvé du plaisir », développe-t-il. L’affect se situe donc au centre de l’attention, en tant qu’élément vécu indispensable pour alimenter le désir de penser. Il est intimement lié à une pratique cognitive et intellectuelle. « La formulation d’idées, leur approfondissement, l’exploration d’hypothèses, la rigueur argumentative, etc. sont autant d’incarnations de ce que l’on appelle communément la raison, dit Alexis. Mais elles ne garantissent pas à elles seules la présence d’une réflexion. Coupée de son enracinement affectif et situationnel, la pratique de ces compétences n’est que formelle. »
Pour rendre possible l’usage de la raison, on veillera à lever quelques obstacles. PhiloCité identifie quatre grandes catégories plus spécifiques au cadre scolaire. Elles sont liées entre elles.
– Les obstacles intimes. Tout ce qui a trait à une image dépréciée de soi-même ainsi que les difficultés liées à l’usage de la langue et de ses différents registres.
– Les obstacles socioculturels. Les difficultés qui résultent des milieux dont sont issus les participants (précarité, diversité des codes culturels, faible scolarisation, etc.) ainsi que les obstacles relationnels qui résultent de l’intériorisation de ces difficultés objectives (peur liée au jugement des autres ou absence d’intérêt dans le jugement des autres).
– Les obstacles institutionnels. Ils proviennent du fonctionnement de l’institution scolaire elle-même (parti pris pédagogique, hiérarchie, classe formée sur base de l’âge uniquement, principe d’évaluation de la réussite et l’échec, etc.).
– Les obstacles matériels. Ils sont générés par les conditions dans lesquelles se déroule l’atelier (participants en surnombre, manque de matériel, exiguïté des locaux, manque de temps, difficultés dans la gestion de la parole, attitude problématique de l’animateur, etc.).
La dimension réflexive générée par cette recherche-action a eu un impact jusque dans la définition que chacun, animateurs compris, donnait de son activité. « C’est dans ce processus de redéfinition de la situation collective et de chacun que réside la vérité des ateliers philosophiques, dit encore Alexis Filipucci. L’enquête et les interviews des différents acteurs sont parties intégrantes de l’atelier-philo. C’est notamment ce qui a permis d’insister sur le fait qu’un partenariat actif avec les instituteurs ne se décrète pas mais nécessite un investissement actif des deux parties ainsi que des moments de discussion franche afin de lever les incompréhensions et d’éventuelles frustrations. Cela demande à chacun de thématiser sa vision pédagogique, et donc de pouvoir la modifier ou la confronter. »
8. Contact
PhiloCité
Alexis Filipucci
21, rue Pierreuse à 4000 Liège – tél. : 04 250 59 19 ou 0471 85 20 35 – alexis.filipucci@gmail.com – www.philocite.eu