Après un premier ouvrage sur le sujet, Bruno Humbeeck et l’équipe montoise déploient cette fois plus spécifiquement à l’enseignement spécialisé de types 1, 3 et 8 les principes de régulation, de stimulation et de pacification des espaces de récréation afin de mettre en place des espaces de citoyenneté. Dix-huit écoles ont participé à la recherche-action soutenue par le Fonds. Chacune s’est approprié le projet à des niveaux divers et les résultats montrent une évolution positive de la manière d’envisager les espaces récréatifs. L’expérience UMons, combinée aux autres soutenues, a fait l’objet d’un livre : Aménager la cour de récréation en un espace où il fait bon vivre[1].
1. Rappel des principes
La cour de récréation est un espace impensé de l’école et sur lequel on a très peu agi. « On en a fait un espace de vacances en laissant les enfants se débrouiller tout seuls. Or les enfants ne vont pas naturellement s’autodiscipliner, être altruistes… Si vous dressez des murs autour d’un espace, cela devient un territoire. Et si vous mettez des enfants ou des adolescents sur un territoire, vous allez inévitablement générer de l’agressivité qu’il va falloir gérer », résume Bruno Humbeeck.
Le psychopédagogue rappelle les fondements du projet. « Il fait partie d’un dispositif complet dont le principe est la prévention du harcèlement. C’est un projet qui permet aux enseignants et aux écoles de contrôler des territoires sur lesquels ils ont à travailler. La cour de récréation en fait partie et c’est un territoire important. Pour contrôler un territoire, les flux sur un territoire ou les regroupements, vous devez pouvoir mettre en place des règles précises pour tout le monde. C’est aussi ce qui va permettre de stimuler des cours de récréation, car si vous ne les stimulez pas, vous ajoutez du désordre à du chaos. Évidemment, il s’agira aussi de les pacifier. Le dispositif devient alors complet et génère du vivre-ensemble. » Cependant, tout cela ne se construit pas spontanément…
2. Plusieurs outils
Des outils permettent de multiplier les modalités de gestion des difficultés vécues à la récréation en s’appuyant soit sur les ressources individuelles de l’élève, soit sur celles du groupe… et le plus souvent sur la combinaison des unes et des autres.
« Il y a une nuance entre les techniques et les méthodes, explique Bruno Humbeeck. Une méthode dit comment faire, et pas autrement. Les gens peuvent en revanche s’accommoder d’un ensemble de techniques en fonction de l’orientation qu’ils veulent donner : c’est modulable. Il y a une énorme créativité autour de ce projet. Du moment que les enseignants me disent qu’ils s’y retrouvent, c’est que c’est bon. Mais s’ils me disent qu’ils ont encore des soucis, c’est qu’ils ont tendance à jouer avec les règles… Or la règle doit être la même partout. C’est ça, les techniques : des principes les valident, mais il existe une variété de mises en application. Et surtout elles sont compatibles avec toutes les pédagogies, institutionnelles, actives ou traditionnelles. »
Les espaces de parole régulés
Les espaces de parole régulés sont réservés à l’expression d’affects suscités par des situations relationnelles difficiles. C’est un outil particulièrement utile pour rééquilibrer les rapports de pouvoir au sein de la classe ou dans la cour de récréation et gérer les relations de domination qui produisent de la souffrance.
L’adulte intervient pour favoriser et protéger la parole de chacun au sein du groupe. C’est à lui qu’il appartient de protéger les contenus émotionnels (« une émotion se dit, ne se contredit pas ») en empêchant toute tentative ébauchée par un membre du groupe pour en freiner l’expression en la nuançant, en la discutant dans ses fondements ou en la déniant. L’adulte favorise l’expression complète de l’affect en empêchant d’interrompre celui à qui il a confié le bâton de parole. Il empêche aussi le groupe d’expression de se transformer en lieu d’accusation. Enfin, il favorise la stimulation des ressources du groupe en se retenant de proposer lui-même la moindre ébauche de solution.
Les espaces de parole régulés sont organisés régulièrement.
Les bancs de réflexion : empêcher le conflit plutôt que chercher à le gérer
Le premier réflexe de l’adulte confronté à un différend est souvent de tenter de le gérer en déterminant les torts des uns et des autres. Ici, à chaque conflit, ébauche de conflit voire simulacre de conflit, les enfants concernés sont invités à prendre place sur des bancs de réflexion. Ils ne sont ni punis ni sanctionnés, mais priés de quitter la zone conflictuelle et séparés pour prendre le temps de réfléchir aux manières plus productives qui s’offrent à eux pour dépasser ce conflit. Cela leur donne surtout l’opportunité de comprendre que les conflits ne sont pas tolérés dans la cour de récré et cela concrétise le tout dans la réalité.
Si le conflit a un retentissement émotionnel, l’enfant sera invité à l’évoquer dans le prochain espace de parole et, s’il a enfreint une loi (en frappant ou en tenant des propos racistes ou discriminatoires), il pourra choisir parmi les adultes un porte-voix qui donnera son explication lors du conseil d’éducation disciplinaire au cours duquel l’écart comportemental sera évoqué. Les bancs de réflexion s’assimilent à des outils didactiques qui prennent leur signification en regard du dispositif de prise en charge plus complet mis en place au sein de l’école pour prévenir les comportements et les conduites violents entre élèves.
D’un point de vue pratique, ces bancs doivent être suffisamment éloignés l’un de l’autre pour que les protagonistes du conflit ne soient plus en mesure de prolonger le contact et de maintenir la communication agressive. Ils gagnent à être situés en bordure de la cour de façon à transmettre le message que les conflits et les disputes sont « hors-jeu » de l’espace récréatif. Les bancs de réflexion constituent une composante essentielle des cours régulées.
Les bancs d’amitié
Le principe est simple : lorsqu’un enfant se sent seul ou lorsqu’il se perçoit comme isolé et en souffre, il s’installe sur le banc et attend que d’autres viennent le chercher.
Les conseils de citoyenneté
Ils sont organisés lorsqu’un aménagement doit être proposé pour faciliter la vie en groupe : affectation ou élargissement d’une zone, accord groupal sur les règles d’un jeu, décision qui concerne la vie de toute une classe… Dans ce cadre, l’adulte intervient juste pour garantir le respect des règles démocratiques et entériner les prises de décision. Il pose également les règles qui permettent de déposer les amendements et garantit également le droit d’expression aux minorités. Les conseils de citoyenneté sont généralement programmés une fois par mois.
Le baromètre du climat de classe
En se basant exclusivement sur ses observations ou sur son ressenti, un enseignant risque de ne percevoir la dégradation que tardivement, lorsqu’elle aura déjà passablement gangréné la vie collective du groupe et produit une souffrance excessive chez certains de ses membres. Le baromètre du climat de classe prend la forme de trois ustensiles transparents susceptibles d’être remplis par de petites boules vertes, jaunes ou rouges selon la qualité de la récréation que l’enfant vient de vivre. Le baromètre permet à l’adulte de prendre des initiatives en fonction de ce qu’il révèle, par exemple renvoyer aux espaces de parole les problèmes soulevés.
3. Un contexte idéal
« Il faut trois ans pour installer un projet complet », évalue Bruno Humbeeck. Si sa continuité est liée au matériel utilisé, elle dépend intimement de trois grandes composantes : une cohérence pédagogique, une cohésion de l’équipe et une adhésion de la direction au projet. « Si l’une de ces composantes change, la direction par exemple, le projet va continuer avec les deux autres points d’appui du triptyque. Maintenant, si vous n’avez pas de cohérence pédagogique et pas de cohésion de l’équipe au moment où le directeur s’en va, ça va être compliqué… ».
4. Résultats de la recherche-action
Les écoles d’enseignement spécialisé participant au projet-pilote se sont investies à des degrés variés. Dans quatre d’entre elles, les changements ont semblé superficiels. Les infrastructures n’ayant pas été modifiées, rien ne laisse présager leur maintien dans la durée au-delà de la phase expérimentale. Cinq écoles ont montré des indices tangibles de changement (cour régulée avec marquage et équipement sommaire des zones), mais ils restent limités à la modification de la configuration de la cour. Six écoles ont montré ces mêmes indices de manière plus probante (le territoire récréatif est régulé avec des matériaux durables et l’équipement de la cour apparaît à la fois plus consistant et mieux réfléchi en fonction du projet pédagogique). Elles ont étendu la mise en œuvre du projet en l’associant à la mise en place d’espaces de parole régulés et/ou de conseils d’éducation disciplinaire qui se constituent comme de véritables espaces de citoyenneté et d’apprentissage des principes de la démocratie. Ces six écoles ont incontestablement inscrit le projet d’aménagement de la cour dans une logique de développement éducatif durable.
Enfin, cinq écoles (Mont-sur-Marchienne, Erquelinnes, Leuze, Chimay, Verviers) ont mis en place le projet d’aménagement de manière lisible et accessible en l’intégrant aux structures institutionnelles de l’école. « Elles entendent également le rendre reproductible et proposent de servir de modèles ou d’illustrations aux autres institutions scolaires du même type tentées de se lancer dans l’expérience. Elles sont en outre en mesure de devenir des tuteurs pour la mise en place du projet dans les écoles similaires », ajoute Bruno Humbeeck.
5. Des formations pour diffuser
La diversification des supports offre une meilleure diffusion du projet et assure son inscription dans une logique de développement éducatif durable. « C’est pour cette raison que nous avons mis en place un cycle de conférences et formalisé une formation spécifique, explique le psychopédagogue. Il s’agit de trois séances d’une demi-journée destinées à la direction, au personnel éducatif et enseignant de l’institution scolaire spécialisée et à l’ensemble des professionnels partenaires de l’école ou concernés par la mise en œuvre de son projet pédagogique. » Cette formation favorise l’implémentation du projet, son appropriation par l’ensemble des membres de l’équipe scolaire et parascolaire et son inscription dans les structures institutionnelles de l’établissement (ROI, projet d’établissement, etc.).
Séance 1 : Méthodologie de la régulation d’un territoire
Qu’est-ce qu’un territoire récréatif ? Pourquoi cet espace scolaire génère-t-il de l’agressivité ? En quoi cette agressivité est-elle naturelle ? Quelles sont les caractéristiques spécifiques d’un territoire récréatif dans l’enseignement spécialisé ? Comment mettre en place des règles qui permettent de contrôler efficacement ce territoire ? Qu’est-ce qu’une règle ? Comment fait-on la distinction entre la notion de règle, de norme ou de loi ? Comment rendre les règles visibles, lisibles et applicables dans une cour de récréation ? Comment faire du zonage une étape de la régulation ? Comment faire en sorte que la régulation soit intelligible, compréhensible et non discriminatoire pour les enfants « différents » ? Qu’est-ce qu’une cour de récré inclusive ? En articulant la définition précise des concepts et leur opérationnalisation sur le terrain des cours de récréation en enseignement spécialisé, cette séance doit permettre aux participants de connaître, analyser et comprendre les enjeux de la régulation du territoire récréatif scolaire et les techniques qui permettent de la réaliser, de synthétiser les procédures méthodologiques qui en facilitent l’application didactique et de produire les innovations qui permettent l’appropriation du projet par les acteurs de l’école et son inscription dans le projet d’établissement.
Séance 2 : Le « vivre-ensemble » dans les espaces récréatifs
Comment gérer les conflits dans une cour de récréation ? Quel est le rôle attendu de l’adulte dans la résolution des tensions qui se produisent entre les élèves pendant le temps de récréation ? À quoi servent les bancs de réflexion et les bancs d’amitié ? Comment les utiliser dans l’enseignement spécialisé ? Comment tenir compte des émotions de l’élève et en favoriser l’expression socialisée dans des espaces adaptés ? Qu’est-ce qu’un baromètre de classe ? Qu’est-ce qu’un tableau à Post-it émotionnels ? Comment en faire des instruments didactiques adaptés aux caractéristiques des enfants ? Comment mettre en place des espaces de parole régulés en tenant compte des spécificités de l’enseignement spécialisé ? Comment tenir des conseils d’éducation qui rappellent aux élèves les « lois » qui ont cours au sein de l’école et notamment dans les espaces récréatifs qu’elle se doit de contrôler ? Comment gérer les rapports de domination qui se manifestent pendant la période récréative ? Cette séance favorisera le sentiment de maîtriser ce qui se produit au sein des groupes-classes dans et autour des cours de récréation, dans le contexte spécifique de l’enseignement spécialisé. Les participants connaîtront, analyseront et comprendront mieux les enjeux de la gestion du climat scolaire et les techniques qui permettent de la réaliser de manière efficace en favorisant la mise en place de cours pacifiées et en s’appuyant sur l’intelligence émotionnelle et collective du groupe, de synthétiser les procédures méthodologiques qui en facilitent l’application didactique. Tout cela permettra de produire les innovations à travers lesquelles il apparaît plus efficace d’apaiser les conflits sur la cour de récréation, de générer du vivre-ensemble auprès de ceux qui la fréquentent et de mettre en place les conditions de « convivance » au sein des groupes qui l’occupent pendant les temps récréatifs.
Séance 3 : La cour de récréation comme un jeu d’enfants
Qu’est-ce qu’un jeu d’enfants ? Comment le distinguer d’un jeu pour enfants ? Comment stimuler une cour de récréation en tenant compte de ce qu’elle a de spécifique dans l’enseignement spécialisé ? Comment proposer des stimulations adaptées ? Comment faire en sorte que la stimulation ne donne pas le sentiment d’ajouter du désordre au chaos ? Comment les activités ludiques et sportives permettent-elles de canaliser ou de sublimer l’agressivité ? Comment distinguer un jeu compétitif, collectif, coopératif ou « de société » ? Quel est le rôle de l’adulte dans un jeu d’enfants ? Comment mettre en place des supports ludiques adaptés aux élèves fréquentant l’enseignement spécialisé ? Comment intégrer la réflexion pédagogique relative à la stimulation des cours de récréation à celle qui définit le projet d’établissement de l’école ? En décrivant les supports ludiques et sportifs efficaces pour stimuler une cour de récréation, en tenant compte des caractéristiques des élèves qui la fréquentent et du projet pédagogique dans lequel l’école inscrit sa réflexion, cette séance permettra aux adultes de concevoir le rôle et la fonction qu’ils peuvent être amenés à jouer lorsqu’il est question de stimuler, d’organiser ou de surveiller des enfants mis en situation de jeu. Elle permettra aux participants de connaître, d’analyser et de comprendre les enjeux de la stimulation ludique d’une cour et les techniques qui permettent de la réaliser de manière efficace. Il sera notamment question de permettre, dans des conditions de sécurité et de confort, la diffusion d’une pédagogie implicite différente, mais complémentaire de celle qui se réalise en classe, de synthétiser les conditions matérielles et didactiques qui doivent être rencontrées pour en concrétiser la réalisation et de produire les innovations qui permettent de stimuler une cour de récréation au bénéfice de l’ensemble des élèves et en facilitant le rôle des adultes qui ont pour fonction de contrôler ce qui s’y produit et d’anticiper ce qui peut y arriver.
6. Des films pour montrer
Deux films ont été réalisés dans le cadre de l’émission « Une éducation presque parfaite »[2] pour montrer concrètement comment il est possible de mettre en place des cours de récréation régulées dans les écoles d’enseignement spécialisé. Un troisième film suit plus particulièrement quatre élèves et montre comment les enfants « différents » utilisent l’espace récréatif lorsqu’il est régulé et stimulé dans le contexte d’une école inclusive pour améliorer leur socialisation, en s’appuyant sur un sentiment de sécurité mieux assurée et faire preuve d’une assertivité mieux contrôlée. Un quatrième film illustre de manière didactique ce que sont des cours de récréation stimulées. Un cinquième compile des images tournées dans plusieurs écoles, et un dernier devrait faire la démonstration de ce à quoi ressemble une cour pacifiée en montrant notamment le fonctionnement des bancs de réflexion et des bancs d’amitié.
7. Des livres pour expliquer
Le livre Aménager la cour de récréation en un espace où il fait bon vivre (Editions De Boeck-VAN IN, 2019) est une sorte de guide méthodologique permettant de faciliter la régulation, la pacification et la stimulation des espaces récréatifs au sein de l’école. Un second ouvrage est consacré plus spécifiquement aux cours de récréation en enseignement spécialisé ou dans les écoles inclusives. Provisoirement intitulé Des cours de récréation différentes pour des enfants extraordinaires, il vise à rendre compte de la méthodologie spécifique mise en place pour mettre l’institution scolaire non seulement à la disposition de tous, mais aussi à hauteur de chacun.
8. Quelques innovations pédagogiques
Il s’agit parfois d’un simple réajustement. Exemples : tenir compte de la mobilité réduite des enfants dans les couloirs ou dans l’espace récréatif, recourir à un équipement spécifique pour ouvrir les espaces d’expression émotionnelle à des enfants limités dans leur potentiel expressif par des symptômes autistiques. « Dans le premier cas, la pose de lignes blanches au centre des couloirs et l’injonction à “tenir sa droite” ont permis de gérer les flux avec davantage de sécurité et de fluidité. Dans le second cas, des émoticônes facilement accessibles permettent d’étayer la prise de parole d’un adulte “porte-voix” : celui-ci se charge d’expliquer verbalement le contenu émotionnel de l’enfant qui, de son côté, l’encourage à poursuivre en exerçant une pression sur sa main chaque fois que ce qui est dit correspond à ce qu’il souhaite exprimer et partager avec le groupe, illustre Bruno Humbeeck. Ces adaptations démontrent la vitalité qui caractérise généralement l’enseignement spécialisé et son aptitude à produire de véritables innovations pédagogiques. »
Les bulles proxémiques
Tout le monde peut éprouver le besoin de disposer d’un espace où il ne risque pas d’être envahi par les autres.
Dans l’espace où il n’est permis ni de courir ni de jouer au ballon, les bulles proxémiques prennent la forme de cercles jaunes d’un mètre trente à deux mètres de diamètre dans lesquels l’enfant qui veut « avoir la paix » est libre de prendre place. Aucun autre enfant n’est autorisé à pénétrer la bulle proxémique lorsque celle-ci est occupée.
« Ces bulles montrent une véritable utilité dans les écoles inclusives, dans lesquelles les “enfants différents” éprouvent souvent le besoin de se soustraire aux stimulations et à l’envahissement que leur imposent les autres, souvent avec beaucoup, peut-être trop, de bienveillance, note-t-il. La bulle proxémique est une manière commode de s’isoler en restant parmi les autres. »
Les Post-it émotionnels
Postposer le règlement d’une situation à un moment et dans un lieu mieux adapté à sa prise en charge ; résister à l’idée d’une urgence de donner une réponse immédiate, mais insuffisante, à une difficulté, reporter à un moment où on sera disponible pour se centrer véritablement sur le problème… Les espaces de parole ne doivent pas nécessairement se tenir immédiatement, donnant le sentiment d’une crise que l’on cherche à tout prix à éviter, mais plutôt s’organiser régulièrement en suivant un rythme suffisamment identifiable par les élèves. « Une telle attitude n’est pas toujours compatible avec les enfants plus petits ou avec ceux qui manifestent des formes d’intolérance à la frustration rendant les passages à l’acte fréquents et difficiles à contenir, précise le psychopédagogue. Ces enfants supportent difficilement de ne pas être pris en considération tout de suite. »
Les tableaux de Post-it permettent à l’élève qui vient de subir une épreuve qu’il juge pénible de poser une vignette décrivant ce qu’il vient de vivre, de transmettre une émoticône décrivant l’état dans lequel l’a mis l’évènement. Le Post-it sera enlevé dès que le problème aura trouvé une voie de résolution. Si le Post-it est maintenu jusqu’à la mise en place de l’espace de parole, celui-ci commencera par l’évoquer.
Le « crioir »
Les cours de récréation produisent naturellement des cris et des hurlements. « Inutile de chercher à les éviter, prévient Bruno Humbeeck. Mais il est possible de canaliser les hurlements en invitant paradoxalement l’enfant à… crier le plus fort possible, à un endroit spécifique. » C’est le rôle d’un crioir posé dans un coin de la cour. Cette façon d’autoriser les cris et les hurlements en les prescrivant évite qu’ils se produisent partout, et notamment dans les espaces plus calmes que propose une cour régulée.
Les rangs identitaires
Ils favorisent le processus par lequel l’enfant se centre sur le statut d’élève qui redevient le sien une fois que la sonnerie retentit. Il identifie aussi ce même changement de statut chez son enseignant, qui reprend sa fonction de maître de classe.
Il suffit de tracer à l’endroit choisi des ronds jaunes correspondant au nombre d’élèves de chaque classe et un rond orange sur lequel l’enseignant responsable du groupe viendra se ranger. Une première sonnerie signale à chacun qu’il doit se diriger vers son rang et se positionner. Une seconde sonnerie quelques minutes plus tard donne le signal pour avancer. « Dans l’enseignement spécialisé, dit Bruno Humbeeck, il est fréquent d’associer à ces rangs identitaires un moment de respiration de plusieurs minutes. Cela donne à l’enfant le temps de se recentrer sur son identité scolaire d’élève. On constate que l’élève améliore son aptitude à se concentrer sur ses apprentissages dès son retour en classe. Cet outil contribue à diminuer significativement l’impact de la période de flottement qui se manifeste entre la récréation et la reprise des cours. »
9. Difficultés
La recherche-action s’est heurtée à trois difficultés majeures plus spécifiques à l’enseignement spécialisé : une hypoparentalité, des bâtiments scolaires parfois détériorés et des institutions d’enseignement secondaire peu intéressées par le travail dans la cour de récréation.
Faible implication parentale
La dynamique des parents est très différente dans l’enseignement spécialisé, ils sont moins impliqués. Fatigués, ils utilisent l’école comme une soupape, ils sont moins invasifs avec tout ce que cela comporte : ils investissent peu les réunions initiées pour expliquer le projet et leur participation à l’aménagement des cours de récréation est très difficile à stimuler.
Moins grande mobilisation de l’enseignement secondaire
Le personnel enseignant investit davantage les couloirs que les cours de récréation. Les écoles secondaires impliquées dans le projet ont pris davantage d’initiatives de régulation dans les lieux de passage et ont préféré concentrer leur attention sur la gestion des flux que sur celle des regroupements. L’attention a aussi été beaucoup plus portée sur les espaces de parole et les conseils de discipline que sur la régulation et la stimulation des espaces extérieurs à la classe.
Mauvais état du bâti scolaire
Pour un certain nombre d’écoles, le travail réalisé dans les cours de récréation semble peiner à mobiliser l’attention aussi longtemps que la remise en état du bâtiment et de la cour n’a pas été prise en considération. « Parce que le bâti est plus ancien et dégradé, la cour de récréation est apparue comme quelque chose de secondaire, explique Bruno Humbeeck. Les enseignants sont devant une forme d’urgence pédagogique : comment faire société avec des enfants qui spontanément ne sont pas outillés pour vivre ensemble ? La cour de récréation a servi de biais pour parler de problèmes plus urgents auxquels ils sont confrontés. C’est un focus très opératoire qui nous permet d’agir aussi sur d’autres aspects. »
10. Se regrouper et fédérer les expériences
La « tutorisation » par les écoles qui devaient servir de vitrines aux autres institutions fournit des résultats très contrastés. Seule l’école inclusive reçoit de réelles demandes d’accompagnement dans le développement de projets d’établissements du même type. Pour les autres, il s’agit de demandes de renseignements allant rarement jusqu’à la visite des lieux.
La difficulté des écoles d’enseignement spécialisé de « sortir de leurs murs », l’impression d’être confrontées à des problèmes spécifiques et la difficulté qui en résulte de se fédérer constituent des freins à la mise en place de cette stratégie pédagogique d’écoles-témoins. Elles sont renvoyées à la spécificité de l’accompagnement scolaire qu’elles proposent et aux caractéristiques de leurs élèves. « Pour inscrire un projet de réaménagement des cours de récréation dans une perspective de développement éducatif durable dans l’enseignement spécialisé, il faut sans doute privilégier une approche lente, en accompagnant les institutions les unes après les autres dans leur singularité, plutôt que d’espérer une métamorphose rapide induite par un modèle qui n’aura pas pris le temps de s’enraciner dans leurs pratiques didactiques et les routines pédagogiques propres. »
11. Conclusion
« Toutes les innovations pédagogiques ont été produites en maternelle ou dans l’enseignement spécialisé. Si ça marche avec des tout-petits ou avec des enfants à qui vous n’êtes pas en mesure d’enseigner des choses de manière formelle, ça passera ailleurs aussi. On a vu des équipes se mobiliser complètement, et celles qui étaient découragées retrouver des moyens de se remobiliser », dit Bruno Humbeeck. C’est un projet qui booste parce qu’il est visible et parce qu’il respecte aussi l’identité des enseignants. « Il ne doit pas leur faire perdre de temps, au contraire, il est soucieux de leur efficacité. Que souhaitent-ils ? Comment voient-ils les choses ? Les enseignants sont les vrais acteurs du projet. On voit ensemble comment assurer leur confort en répondant à leurs vrais problèmes et pas en apportant des réponses simplifiées qui n’en sont pas. On respectait leurs attentes : moins de violence dans l’école, entre eux, entre enfants, de la part des enfants vis-à-vis d’eux », ajoute-t-il.
12. Contact
UMons, Service des Sciences de la Famille : Place du Parc 18 à 7000 Mons ; tél. : 065 37 31 58 ; courriel : willy.lahaye@umons.ac.be (Chef de service) ; ou tél. : 065 37 31 14 ; courriel : bruno.humbeeck@umons.ac.be (Chargé de recherche).